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sur 555 notes
Abattoir 5 est un classique de la littérature de guerre. Certes. Mais c'est avant tout un livre halluciné qui part dans tous les temps et dans tous les lieux, c'est-à-dire à la temporalité éclatée, à la géographie disloquée. Un livre de science-fiction empreint d'humour noir et absurde qui propose un pas de côté étonnamment doux pour relater une sombre rétrospective historique. Un roman délirant et déluré, politiquement incorrect, mélangeant la poésie à l'horreur, l'humour au burlesque. Un livre inclassable devenu un classique.

Ainsi vont les choses.

Il faut dire que Vonnegut a fait une promesse à Mary (à qui il dédicace son livre) la femme de son ami qui fut soldat avec lui : il promet qu'il écrira certes sur le massacre de Dresde, là où le soldat Vonnegut de la 106e division d'infanterie américaine a été fait prisonnier, mais sans en faire un récit classique de guerre débordant de patriotisme mièvre, de héros vaillants et combatifs, car aucun texte ne doit donner envie de faire la guerre, en faire l'apologie, les soldats si jeunes sont de la chair à canon. Ce sont encore des enfants. D'où le titre complet : « Abattoir 5 ou la croisade des enfants ». le texte se devait être résolument décalé, mettre en valeur toute l'horreur et l'absurdité des combats. Mission ô combien réussie…Dès le titre et la première page nous comprenons que ce livre de guerre ne sera pas commun :

« Abattoir 5
Ou
La croisade des enfants
Par Kurt Vonnegut
Germano-américain de quatrième génération
Qui se la coule douce au cap Cod.
Fume beaucoup trop,
Et qui, éclaireur dans l'infanterie américaine,
Mis hors de combat et fait prisonnier
A été, il y a bien longtemps de cela,
Témoin de la destruction de la ville
De Dresde (Allemagne)
La Florence de l'Elbe
Et a survécu pour en relater l'histoire.
Ceci est un roman
Plus ou moins dans le style télégraphique
Et schizophrénique des contes
De la planète Tralfamadore
D'où viennent les soucoupes volantes
Paix »

Alors, certes, la ligne directrice du roman est bien calée sur la biographie de Vonnegut. Après être fait prisonnier, en février 1945, le prisonnier de guerre Vonnegut est à Dresde et travaille dans un abattoir. du 13 au 15 février 1945 a lieu le bombardement de Dresde par les Alliés. C'est l'un des plus grands carnages de civils de la Seconde Guerre mondiale : 7 000 tonnes de bombes (dont des bombes au phosphore) sont déversées en trois vagues qui feront plus de 35 000 morts. le soldat Vonnegut fut l'un des sept rescapés américains, sauvés pour s'être enfermés dans une cave d'abattoir qu'il nomme "Slaughterhouse Five" ("Abattoir 5"). Cette expérience traumatisante, décrite dans son roman Abattoir 5, serait même mentionnée dans pas moins de six de ses autres ouvrages. Libéré en mai 1945 par les troupes soviétiques, il revient aux États-Unis, et reçoit un Purple Heart.

Ainsi vont les choses.

Mais, et tout est dans ce mais, au lieu de nous offrir un récit linéaire, classique, il éclate cette linéarité, la tord en tout sens…il entremêle des récits dans le récit, et use avec férocité d'un humour noir, nous laissant souvent pantois, parfois hilare. C'est corrosif à souhait. C'est schizophrénique. C'est fou.
Que sont ces récits dans le récit ? Il s'agit de sauts dans le temps et dans l'espace qu'arrive à faire un certain Billy Pilgrim. Ainsi nous le voyons parfois vieil opticien américain dépressif, puis, sans crier gare, après un simple battement de cil par exemple, jeune soldat américain prisonnier à Dresde dans un ancien abattoir au moment du bombardement et de la destruction totale de la ville, et hop jeune vétéran qui revit sa lune de miel avec l'imposante Valencia, ou encore, et là c'est vraiment truculent, humain kidnappé par les extraterrestres Tralfamadoriens afin de l'exhiber dans un zoo sur leur planète.

L'humour et le ton résolument décalé permettent de mettre davantage en exergue l'horreur de la guerre. Certains passages absolument terrifiants sont très vite contrebalancés par une situation plus légère ou burlesque permettant au lecteur de respirer. « Seuls le savon et les bougies sont d'origine allemande. Ils se confondent dans leur fantomatique opalescence. Les Américains n'ont pas la possibilité de s'en rendre compte, mais les bougies et le savon sont constitués de la graisse des Juifs, des Gitans, de pédés, de communistes et autres ennemis de l'État qu'on a fait fondre. Ainsi vont les choses ».

Même si cela est louable et constitue un exercice très délicat, cette façon de faire n'est pas unique. Je pense au livre chroniqué par Paul (@Bobfutur), Catch 22 de Joseph Heller par exemple, ou encore La vie est belle de Roberto Benigni. Ce qui fait vraiment la singularité de ce livre-là est sa non linéarité. Un récit linéaire aurait donné lieu à une énumération de souvenirs mais là ce n'est pas le cas : le procédé narratif de sauts bondissants dans le temps permet de vivre les événements, d'être là et non de se souvenir simplement. de faire du passé un moment présent. Billy Pilgrim glisse d'une période à une autre, souvent en ricochets, il est projeté, il rebondit dans le passé, dans le futur…embrasse en sauts temporels toute sa vie et saupoudre chacune des périodes d'interrogations philosophiques. Billy le bien nommé Pilgrim devenu pèlerin…

« Billy ne saisit plus le temps que par saccades, ne décide pas lui-même de sa destination, et les voyages ne sont pas forcément drôles. Il jure avoir constamment le trac car il ne sait jamais dans quel recoin de sa vie il va devoir tenir son prochain rôle ».

Pour accentuer cet effet de sauts temporels de ce Billy unique, certains éléments se retrouvent dans les différentes périodes temporelles. La couleur bleu, par exemple, revient comme un leïtmotiv et se retrouve par ricochet dans plusieurs situations temporelles. Ainsi les pieds nus des morts des soldats « tout bleus avec des tons d'ivoire », et les pieds de Billy en vieil opticien « s'est levé dans le clair de lune. Il se sentait spectral et iridescent, comme enveloppé de fourrure lustrée gorgée d'électricité statique. Il a baissé les yeux vers ses pieds nus. Ils avaient des tons d'ivoire sur fond bleu ». Ou alors le mélange de rose et de gaz asphyxiant, parfois haleine fétide de Billy au réveil après avoir trop bu, parfois odeur des milliers de morts sous les décombres.

Pourquoi ce saut dans l'espace pourrions-nous nous demander si ce n'est de donner une touche de science-fiction au récit, science-fiction dont Vonnegut ne cesse de faire l'apologie dans tout le récit de façon touchante, ce genre permettant selon lui de recréer un univers et une personnalité ? Cela permet, me semble-t-il, de penser autrement, d'appréhender avec les Tralfamadoriens une autre vision du temps, non linéaire, de discerner la permanence des instants, la fugacité de notre passage, de souligner encore davantage l'absurdité de la guerre. « Ce n'est qu'une illusion terrestre que les minutes se succèdent comme les grains d'un chapelet et qu'une fois disparues elles le sont pour de bon ».

Kurt Vonnegut a été très audacieux en choisissant de raconter le bombardement de Dresde dans un livre de Science-Fiction burlesque et déjanté. Inclassable, il pétille d'inventivité, d'humour mais aussi d'une certaine résignation mélancolique. La répétition de « Ainsi vont les choses » tout au long du récit à chaque évocation de la mort, sonne comme une fatalité, mais une fatalité acceptée : c'est ainsi et il faut savoir profiter du moment présent.

« Tout temps est le temps du tout. Il est inaltérable. Il ne se prête ni aux avertissements ni aux raisonnements. Il existe, un point c'est tout. Décomposez-le en moments et vous comprendrez que nous sommes tous, comme je l'ai déjà signalé, des insectes dans de l'ambre ».
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Un monument.

Tel Joseph Heller et son « Catch 22 », Vonnegut choisit la voie la plus difficile pour nous parler de la guerre : la loufoquerie.
Probablement l'approche la plus réparatrice... s'imposer un deuil rigolard, alors que des visions d'horreur vous poursuivront jusque dans votre tombe.

Car c'est en grande partie autobiographique, même si la partie concernant les extra-terrestres semble légèrement exagérée… encore que… rien qui n'arrive au degré d'horreur du bombardement de Dresde : un véritable crime de guerre, un gigantesque pétage de plomb qui démontre, encore une fois, qu'il n'y rien de plus dangereux et de foncièrement faux, erreur perpétuelle et tristement humaine, que d'attribuer des rôles de bons et de mauvais…

L'Histoire nous enseigne que cela aurait pu être pire (fou-rire nerveux à s'envoyer une larme dans l'occiput), et qu'ils auraient tout aussi bien pu raser Berlin.
Vous avez raison, les multiplications, c'est toujours plus facile à poser que les divisions…
Mais je n'ai rien vécu de tout cela, et c'est bien pour cela que ces quelques lignes prennent le poids du plomb.
Le talent, c'est d'arriver à faire voler tout ceci plus haut que les galaxies. C'est d'y convoquer jusqu'à la quatrième dimension.

La première moitié du livre, Kurt vise tout juste à chaque phrase.
Un déluge d'inventivité, de pétillance, sans trêve, obligeant le lecteur, même bien entrainé — encouragé par un découpage en courts paragraphes, dynamique — à de fréquentes pauses afin de souffler / exulter.

La suite se perd probablement quelque peu, sans doute du fait des très nombreux sauts dans le temps, coupant la circulation émotive comme une paire de rangers lacées trop serré, l'équilibre entre le plombant et l'abracadabrant perdu dans toute cette fumée.

Aussi, quelques doutes sur la traduction.
On entrevoit, pour cette fois, l'espace pour un coup de frais… Actes Sud ? (oui, bon, cette fois-ci, il faudra négocier avec le Seuil… ou bien attendre, comme à leur habitude, la libération des droits…).
Le fameux leitmotiv de ce roman : « So it goes » permettrait à lui seul la constitution d'une équipe de quatre traducteurs vétérans — mettons Brice Matthieussent, Marianne Véron, Claro et le petit-fils d'André Gide (hein ?) — afin de nous pondre autre chose que le très irritant « C'est la vie », et ses 106 occurrences dans le roman, chacune me renvoyant à l'image de mon ami Joost, batave du Brabant Inférieur, être au demeurant adorable, mais horripilant lorsqu'il s'essaye à parler le français, avec sa voix guindée montant dans les aiguës, et son air satisfait recouvert de bonnes grosses dents carrés : « c'est la vie ! »… ou pire… de ce groupe venu de Styrie, « Opus », et son hélas inoubliable morceau « Live is life » (LA-LA-LAA-LALA)…. navré….
Bref, il y avait sans doute moyen de faire mieux… ou simplement de le lire en V.O….

Car ce « Slaughterhouse-Five, or, The Children's Crusade: A Duty-Dance with Death » est à coup sûr un livre à lire plusieurs fois, parmi les grands classiques anti-militaristes, bien à sa place dans toute liste récapitulative de la littérature mondiale.
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Billy Pilgrim est un opticien américain dans les années 60. Billy Pilgrim est aussi détenu par les trafalmadoriens qui l'exhibent comme un sujet de curiosité sur leur planète. Billy Pilgrim est aussi un jeune soldat américain prisonnier à Dresde en 1945. Billy Pilgrim est tout cela. En même temps. Car comme lui disent les trafalmadoriens, le temps n'est pas une succession de moments s'égrainant de façon linéaire, mais une superposition d'états.

A la lecture de cette tentative, ratée et complètement vaine, de résumé, on voit tout de suite qu'il est illusoire de chercher une logique dans ce roman. "Abattoir 5" est totalement inclassable. Récit de guerre, ingrédients de science-fiction, questionnements philosophiques, roman psychédélique... le roman de Vonnegut ne se prête à aucune classification. le récit de Vonnegut brise toute logique classique de narration. Car il est vain de chercher du sens à ce qui n'en a pas. "Le mot pourquoi ne veut rien dire" disent les trafalmadoriens à Billy. Expliquer l'absurde n'a pas de sens et quoi de plus absurde que la guerre et son cortège d'horreurs.

Si "Abattoir 5" est impossible à classer, il est aussi très compliqué d'en parler. Trouver les mots pour évoquer une lecture aussi singulière est difficile. J'imagine qu'il faut être dans un certain état d'esprit pour être touché par le récit de Vonnegut, que certains lecteurs se sentiront exclus, peinant à ressentir des émotions lors de leur lecture. Je devais être dans la bonne disposition pour recevoir ce roman qui m'a littéralement bouleversée. Ce texte écrit avec les tripes par un esprit torturé m'a soufflée. J'ai été secouée par le propos et transportée par la forme. "Abattoir 5" m'a remué le cerveau et le coeur.

Dans ce récit puissant, violemment anti-militariste, transparait une forme d'humanisme désabusée. Pour l'auteur, aucune horreur ne se justifie, aucune mort n'a de sens. A cet homme qui cherche à justifier le bombardement de Dresde par une sorte de "c'est eux qui ont commencé", Billy acquiesce mollement. Chercher un "parce que" à Dresde , à l'horreur de ces milliers d'êtres transformés en "farine humaine", n'a pas de sens. Et comme le temps n'existe pas tel que nous le concevons, cet instant d'horreur n'a pas de fin, il existe pour l'éternité. La guerre, même finie, est toujours là. Vonnegut a vécu la guerre, il a vu Dresde? Et Vonnegut, comme Billy, la vit encore et toujours, chaque instant étant permanent. Ce roman anti-militariste n'invite donc pas au devoir de mémoire car on ne se remémore pas quelque chose qui est, on ne se remémore que ce qui a été.

Il y a dans "Abattoir 5" un fatalisme désespéré qui peut déplaire. Ce constat de la barbarie éternelle est très pessimiste. Mais j'ai vu aussi dans "Abattoir 5" une lueur d'optimisme. Billy supporte l'indicible en se raccrochant aux souvenirs de ce qui a été et aux souvenirs de ce qui sera. On peut appeler ça l'imagination. En cela, Billy Pilgrim m'a rappelé Darrell Standing, le personnage du "vagabond des étoiles" de Jack London, qui s'évadait des murs de sa prison par la force de son imagination en revivant ses vies antérieures.
Ainsi, Vonnegut nous rappelle la force de l'imaginaire qui permet de supporter l'horreur de la condition humaine.

Challenge Multi-Défis 2016 - 28 (un roman qui se passe en temps de guerre)
Challenge Petits plaisirs 2016 - 23
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Bombe littéraire à fragmentation.

Sans emphase ni exagération, «Abattoir 5 ou la croisade des enfants», le sixième roman de Kurt Vonnegut (1922-2007), publié en 1969, fait partie des livres incontournables, à lire et relire absolument.

À l'origine, il y a la vie de Kurt Vonnegut : Fait prisonnier par les Allemands en décembre 1944, Il fût transféré à Dresde où il travailla dans un abattoir, et fût un des rares survivants du bombardement de la ville en février 1945, refugié avec quelques autres soldats américains dans les caves de l'abattoir.

Kurt Vonnegut voulait évoquer son expérience de la guerre, mais comment dire l'horreur sans tomber dans un effroi abyssal ou une dépression insurmontable, ni dans des stéréotypes qui pourraient faire passer la guerre pour une aventure utile ? Il répond à cette question insoluble avec un récit en apparence absurde et dénué de sens, comme la guerre, un chef d'oeuvre poignant, désespéré et en même temps d'un humour féroce.

Le héros du livre, homme sans qualités du nom de Billy Pèlerin et double fictionnel de Vonnegut, a rencontré des extra-terrestres, les Tralfamadoriens qui l'ont kidnappé et comme eux, il a «décollé du temps», ce qui signifie qu'il voyage dans le temps de sa propre vie, avec des allers et retours imprévisibles et incessants, ne sachant jamais quel est le prochain moment qu'il va vivre.

Billy Pèlerin est ainsi tour à tour en lune de miel, sur le point de survivre à un accident d'avion en 1968, sur le front pendant l'ultime offensive allemande de 1944 et ne voulant pas se battre, à Chicago pour prononcer une conférence sur les soucoupes volantes et la nature du temps en 1976, exposé nu dans un zoo de Tralfamadore en compagnie d'une jolie starlette, Montana Patachon, ou encore en février 1945 sous les bombes de Dresde…

«Un anesthésique est insufflé dans l'air que respire Billy pour l'endormir. On l'emporte dans une cabine pour l'endormir. On l'emporte dans une cabine où on l'attache à l'aide de sangles à un fauteuil-relax jaune dérobé dans un entrepôt de Prisunic. La cale de la soucoupe était bourrée d'objets volés qui serviraient à meubler l'habitation reconstituée pour Billy dans un zoo de Tralfamadore.
L'insupportable accélération, cependant que la soucoupe quitte la Terre ratatine le corps assoupi de Billy, lui tord le visage, le ravit au temps, le réexpédie à la guerre.
Quand il revint à lui, il n'était pas sur la soucoupe. Il traversait l'Allemagne sur un wagon de marchandises.»

Kurt Vonnegut raconte la guerre en tournant autour et en la fragmentant. L'effet est étourdissant, les événements se succèdent sans enchaînement logique apparent, mais le flot du récit est totalement fluide malgré les sauts temporels, régulièrement ponctué de cette phrase faussement stoïque : «C'est la vie».

La tragédie de la guerre est totalement absurde, et une simple description des événements ne saurait transmettre l'inconcevable. Ce conte qui a recours à la science-fiction et au contournement, renvoie en miroir aux mots de Sebald à propos des récits des rescapés des bombardements, qui «se caractérisent en règle générale par leur discontinuité, leur caractère singulièrement erratique, en telle rupture avec les souvenirs nés d'une confrontation normale qu'ils donnent facilement l'impression de n'être qu'invention pure ou affabulation.» (W.G. Sebald, de la destruction comme élément de l'histoire naturelle)

Mais comment ai-je pu attendre si longtemps avant de lire ce chef d'oeuvre ?

«Billy, grâce à ses souvenirs du futur, sait que la ville sera réduite en miettes avant de flamber, dans trente jours à peu près. Il se rend compte aussi que la plupart de ceux qui l'observent mourront très bientôt. C'est la vie.»
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Abattoir 5 fait partie de l'étrange catégorie des romans qui sont à la fois excellents et pénibles à lire.

La raison étant qu'il s'agit (à ma connaissance) du premier roman à explorer une conception téléologique du temps plutôt que linéaire. Cette idée sera reprise pour le Docteur Manhattan dans Watchmen, ou dans la nouvelle "L'Histoire de ta Vie" de Ted Chiang (qui est adaptée dans le film Arrival de Denis Villeneuve).

Donc ici, l'histoire est racontée pêle-mêle, en fonction du moment que le protagoniste choisit de vivre ou de revivre. Les paragraphes passent d'une temporalité à l'autre, parfois en plein milieu de l'action. Ça rend la lecture complexe et parfois frustrante. Par chance, le talent de l'auteur nous empêche de nous demander constamment où est-ce que nous en sommes.

L'histoire en tant que telle implique un enlèvement extraterrestre qui change la perception du temps du protagoniste. le roman peut donc se lire comme un livre de SF, ou bien comme un roman réaliste, parce qu'il est fort possible de comprendre les évènements comme le fruit de la folie d'un personnage qui a vécu la Deuxième guerre mondiale, un accident d'avion et la perte de sa femme.

Billy, c'est son nom, est un adolescent américain envoyé au front à la Bataille des Ardennes. Il est capturé par les Allemands et envoyé dans un camp de détention à Dresde. Il y est prisonnier lors des bombardements des Alliés qui ont détruit la ville.

Tout cela, ce sont des éléments biographiques de la vie de Vonnegut, qui s'est même glissé comme personnage dans le roman le temps de quelques lignes écrites au "Je". L'auteur est l'un des sept prisonniers américains qui ont survécu au bombardement qui, à l'époque où il écrivait le livre, dénombrait environ 150 000 morts de civils : deux fois Hiroshima. Tout cela pour rien. Dresde était le quartier général de la Croix-Rouge en Allemagne. La ville comportait des réfugiés, des prisonniers de guerre et des soldats blessés. Vonnegut y a survécu en se cachant dans le 3e sous-sol de l'Abattoir 5, qui donne son titre au roman.

Tout cela explique pourquoi ce livre, publié en 1969, est devenu une oeuvre phare de la contre-culture du mouvement contre la guerre du Vietnam. le sous-titre du livre est d'ailleurs : "La Croisade des Enfants". C'est un livre pacifiste, qui raconte l'absurdité de la guerre. Et sa narration complètement éclatée et ses concepts de SF ne pouvaient que plaire au public friand de LSD et d'ésotérisme New Age.

C'était d'ailleurs le bouquin préféré des Grateful Dead, et son adaptation cinématographique a remporté la statuette à Cannes en 1972.
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Soufflé par une explosion littéraire !

Kurt Vonnegut prend le parti de nous raconter le bombardement de Dresde en 1945 dans un livre de Science Fiction. le bombardement n'est pas le prétexte pour nous faire vivre une aventure, c'est l'histoire rocambolesque de Billy qui est le prétexte pour nous faire vivre ce drame historique.

Billy a la particularité de vivre les moments de son existence en désordre. Il est chez lui avec sa fille à la fin des année soixante et se retrouve l'instant qui suit dans un camp de prisonniers de guerre en Allemagne en 1945, ou encore en cage dans un zoo sur une planète extra-terrestre. Les moments cocasses ou dramatiques de sa vie sont nivelés, ses émotions aussi. Billy est-il fou ou est-il l'être le plus lucide qui soit ? Il traverse l'Histoire et les évènements un peu comme le Candide de Voltaire ou Usbek des lettres persanes de Montesquieu ou encore Gulliver.

Je m'attendais à trouver un livre de SF, mais il s'agit surtout d'une démonstration de l'absurdité de la guerre. L'absence d'empathie, la naïveté du personnage est une manière d'aborder le sujet sans le pathos, une guerre sans héros, une société sans but, un suite de faits incongrus qui une fois rassemblés forment un véritable pamphlet. La désarticulation du temps efface la notion d'aventure pour nous laisser perdu face à l'absence de sens, à l'absence du “pourquoi”.

On passe du rire à la tristesse d'un paragraphe à l'autre, mais ce qu'il reste à la fin de la lecture, c'est un goût un peu amer, une vision sans complaisance de notre société, de l'Histoire.

J'ai retrouvé dans ce roman ce qui fait des «Voyages de Gulliver» un chef d'oeuvre, et ce n'est pas un mince compliment.
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"Abattoir 5 ou la Croisade des enfants" est un roman de science-fiction écrit par l'auteur américain Kurt Vonnegut dans les années 60.
Le thème central s'articule autour des horreurs de la guerre, en particulier la Seconde Guerre mondiale et le bombardement de Dresde. Avec sa cruauté et ses absurdités, en particulier celle de la bureaucratie militaire.
Un personnage central, Billy Pilgrim, qui surprend par…sa passivité. Et par sa perception du temps.
On saute d'époque en époque, passé, présent, futur se mélangent.
Ce roman fut salué par sa structure narrative innovante
Moi, elle m'a surprise. Mais j'ai apprécié la réflexion induite par sa lecture et la façon d'aborder les traumatismes de la guerre.
L'auteur a puisé dans sa propre expérience ces éléments. Sa biographie indique qu'il a été fait prisonnier en 1944, transféré à Dresde où il travailla dans un abattoir. Il a survécu au bombardement de la ville en février 45, qui fut un véritable pilonnage systématique.
Un ton surréaliste, un récit absurde pour des temps absurdes ; qui permet d'éviter de sombrer dans l'effroi ; mais qui peut surprendre et dérouter.

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Billy Pilgrim est fait prisonnier après la bataille des Ardennes et envoyé en Allemagne. A Dresde, Billy et ses camarades sont logés dans un bâtiment qui accueillait les porcs d'un abattoir, quand il y avait encore des porcs, le bâtiment 5. Ils subiront les bombardements au phosphore de février 1945.
Mais Billy n'est pas qu'un survivant de Dresde, qu'un vétéran. Il a une autre particularité. Après avoir été enlevé par des extraterrestres, exhibée dans un zoo, les Trafalmadoriens lui ont expliqué que les Terriens se trompaient complétement sur la notion de temps… le temps est sans importance et en effet, Billy ferme les paupières et se retrouve la nuit de ses noces, à 12 ans au bord du grand canyon avec ses parents, vieillard, prisonnier à Dresde…
Forcément, Billy est décalé, il rêvasse, est ailleurs et on le comprend, marchant dans un convoi de prisonniers un instant, planqué dans un lit d'hôpital psy pour échapper à sa mère un autre, prononçant un discours au Rotary club en un clignement de paupières. Mais il a une grande force. Il sait qu'il a découvert une forme d'éternité puisqu'il peut revivre à l'infini toutes les étapes de sa vie, il sait qu'il ne mourra pas à Dresde puisqu'il connaît déjà les étapes de sa vie future. le seul effort à fournir est d'être en mesure de s'adapter rapidement à la temporalité qu'il intègre lors de ses excursions rarement volontaires. C'est sûr qu'après sa fracture du crâne, ses propos sur Trafalmadore inquiètent sa fille et ce n'est pas la lecture des bouquins de SF de l'obscur Kilgore Trout qui lui ont soufflé ses délires temporels, son enlèvement et tout et tout.
J'ai adoré. J'ai adoré Billy, son côté ahuri qui plane à 15 000, j'ai adoré cette façon absurde de raconter l'absurde enfin pas tant que ça car tout est parfaitement ficelé, à la corde certes mais le récit tient de bout en bout et c'est drôle.
La dénonciation en est d'autant plus efficace.
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Dans un passage de son livre, Kurt Vonnegut explique que la Troisième loi de la Mécanique d'Isaac Newton « établit qu'à toute force qui s'exerce dans une certaine direction correspond une force de même intensité orientée en sens contraire ». Oui. « Ça peut être utile dans le domaine des fusées ». C'est certain. Et un livre sur la guerre, ça peut être utile dans quel domaine ? Un livre sur les bombardements de Dresde, à qui ça peut servir ? N'est-ce pas la faute à ses foutus écrivains qui ne peuvent pas s'empêcher d'embellir leur rôle si les guerres ne cessent jamais ? Les manchots, bras cassés et cul terreux, incapables de mener une vie correcte, finissent alors par croire qu'ils peuvent se venger de leur insignifiance en se joignant au combat, attirés par l'espoir d'une gloire qui n'existe qu'en littérature.


Kurt Vonnegut le pense sincèrement et c'est pourquoi son roman ne ressemble à aucun autre roman sur la guerre. « Pas de personnages à la Frank Sinatra ou à la John Wayne », pas d'accusations à tout va non plus.


« J'ai fréquenté un temps l'université de Chicago après la Seconde Guerre. J'étais en Anthropologie. A l'époque, on enseignait que tout le monde était exactement comme tout le monde. […] On nous apprenait aussi que personne n'était ridicule, mauvais ou répugnant. Peu avant sa mort, mon père me dit comme ça : "Tu as remarqué que tu n'as jamais mis de crapule dans tes histoires ?". »


Pas de crapules, c'est quelque peu déstabilisant dans un roman qui parle de la guerre. Pour continuer dans l'étrange jusqu'au bout, et pour rendre sa pensée plus explicite, Kurt Vonnegut laisse souvent la parole aux sages Trafalmadoriens, un peuple lointain venu observer notre population terrienne (faut pas avoir grand-chose à faire). Pour eux, le temps n'existe pas, la mort non plus et ils considèrent « qu'une personne qui meurt semble seulement mourir. Elle continue à vivre dans le passé et il est totalement ridicule de pleurer à son enterrement. le passé, le présent, le futur ont toujours existé, se perpétueront à jamais. […] Un Tralfamadorien, en présence d'un cadavre, se contente de penser que le mort est pour l'heure en mauvais état, mais que le même individu se porte fort bien à de nombreuses autres époques ». Alors, qu'il se passe des événements joyeux dont on peut tirer gloriole ou que les événements semblent s'enchainer dans une espèce de fatalité funeste, peu importe : les Trafalmadoriens et Kurt Vonnegut à leur suite ont atteint le sommet de toute philosophie, résumée en une phrase : C'est la vie. Alors mon gars, si tu espérais trouver un peu de mérite à te sacrifier ou à sacrifier les autres (à la guerre ou ailleurs), n'oublie pas ce détachement troublant des grands êtres Trafalmadoriens, n'oublie pas que tu n'existes pas, mais cependant à jamais, et que toutes les ambitions que tu peux nourrir sur cette terre sont certainement vaines, mais d'autant plus mauvaises que tu agis sans savoir, croyant poursuivre le bien et la gloire lorsque tu ne fais qu'exécuter la condamnation de ta soumission. C'est pourquoi Kurt Vonnegut parle surtout de toutes les histoires importantes de la vie dérisoire de Billy : un mariage, des rencontres, une famille, et les épisodes de la guerre surviennent parfois, comme une erreur, insignifiants comme tout mais pire que ça, dommageables. Abattoir 5 ne constitue plus ce viatique qui voudrait nous rendre la guerre bandante. Il ne faudrait pas pour autant que les personnes éplorées de sens finissent à leur tour par se consacrer à l'écriture.
Lien : http://colimasson.blogspot.c..
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Il y a de ça de nombreuses années, j'ai lu "Sleepers" de Lorenzo Carcaterra. La deuxième partie du roman, consacrée à la vengeance, est introduite par une citation d'Abattoir 5 : "Lazzaro balaie d'un geste tout ce que Billy Pilgrim peut s'apprêter à répondre. - Te frappe pas, p'tit gars. Profite de la vie pendant qu'il est encore temps. il n'arrivera rien pendant cinq, dix, quinze, peut-être vingt ans. Mais écoute bien mon conseil : quand t'entends sonner, envoie quelqu'un d'autre ouvrir.".
Cette phrase était restée gravée, quasiment mot pour mot, dans ma mémoire.
Il y a quelques temps, un ami me dit qu'il est en train de lire ce roman. Je lui ressors ma petite citation et lui demande de m'expliquer de quoi parle le roman. Il a alors un petit sourire, me dit que c'est difficile à expliquer...A mon anniversaire suivant, il m'offre Abattoir 5 (évidemment).
Puis ce roman est resté dans ma PAL jusqu'à ce que jamiK (que je remercie) ne l'en tire au profit d'un challenge.
Et bien, mon ami a raison, c'est dur à expliquer.
Je pense que ce roman est vraiment un OLNI...je ne sais pas comment le classer ni même expliquer quel est mon ressenti. J'ai beaucoup aimé mais je suis bien en peine de dire pourquoi.
Tout est particulier dans ce roman; aussi bien les circonstances que la narration ou encore les personnages.
Quoiqu'il en soit, c'est indéniablement un roman qui marque et qui fait réfléchir sur la vie, la fatalité, l'absurdité de la guerre, les relations entre les êtres...et tellement d'autres sujets qu'on ressort un peu estomaqué de cette lecture.
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