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Critique de Dridjo


Le "Congo" de Eric Vuillard est l'une de ces lectures revigorantes que l'on fait de temps en temps. Une de ces lectures qui vous surprend sur votre chemin, qui vous fait trébucher et font hurler votre orteil. de douleur.
Douleur face à ce récit qui revient sur la conférence de Berlin, en février 1884, qui a vu 26 pays occidentaux (Turquie incluse) se repaître des territoires africains. Ils l'ont joué comme au casino, à pile ou face, au black-jack, à la roulette Russe aux balles en caoutchouc.
Le caoutchouc Congolais que Léopold, roi des Belges, a revendiqué comme propriété personnel.
Personnel, comme le ton de ce récit qui nous fait rentrer en plein dans l'histoire par les chemins tortueux d'une ironie pince-sans-rire douloureuse, par des sentiers fait de digression historique pour une mise en abîme du contexte général de l'époque.
Le contexte, excuse pavlovien de l'Europe d'aujourd'hui face aux crasses d'hier de systèmes étatiques aux objectifs monstrueux, qui épousent les destins singuliers de pions et des maîtres qui ont (de)fait l'histoire du Congo.

"On avait jamais vu ça. On avait jamais vu autant d'Etat essayer de se mettre d'accord sur une mauvaise action. Il avait fallu bien de la puissance de l'Allemagne et bien de l'habileté de Bismarck pour faire venir tout ce beau monde et ordonner cette conférence. A coup sûr, c'était un acte politique d'envergure".

Éric Vuillard nous traine, avec son verbe acerbe, direct et son propos fouillé dans sa ballade sous les dorures du palais de Radziwill, là où tout se fit. Il nous traine dans les coursives du capitalisme à face (in)humaine qui a souillé les pays qu'il représentait ; Alphonse Chodron de Courcel, Sir Edward Mallet, Anne Turgot, Smtih, Bildt, Penafiel, van der Hoeven… tous ces politiques aux masques de charognes qui ont envoyé aux quatre coins du monde leurs "découvreurs" à qui ils donnèrent la mission céleste de civiliser les africains.
Le coeur du capitalisme qui bat depuis des siècles aux rythmes des campagnes révolutionnaires et du service à l'humanité a, pour cette fois encore, pris pour bras armé la mission civilisatrice, avec l'arme nucléaire des missionnaires religieux. Les peuples d'occidents, aveugles furent repu des belles et aventureuses conquêtes de Stanley, Lemaire, Fiévez ; hérauts létaux de ce roi Léopold qui se rêvait en bourgeois propriétaire terrien d'un espace grand comme quatre vint fois son royaume.

"Ainsi, on sait bien, déjà, que la femme d'un de nos vieux cornacs, je veux parler d'un de nos présidents de la république, est une vraie Chodron de Courcel ; mais l'on sait moins que Georges Chodron de Courcel, notre contemporain et son parent, sans doute un brave monsieur, était à vingt-huit ans, en mille neuf cent soixante-dix-huit, responsable des études auprès de la direction financière de la BNP. Il est aujourd'hui, aux dernières nouvelles, membre du conseil d'administration de Bouygues, président de la Compagnie d'Investissement de Paris, de la Financière BNP Paribas, vice-président (on ne peut pas toujours être en tête) de Fortis Banksa/NV (Belgique), de Scor Holding (Suisse), et j'en passe, membre du conseil de surveillance de Lagardère SCA, censeur d'Exane, on y comprend plus rien, on ne sait ne sait même pas ce que sont toutes ces choses, acronymes étranges, et l'homme semble avoir tellement de fonctions, et la chose si hermétique, qu'on en reste muet."

Stanley, Lemaire, Fiévez… trois noms qui sonnent en canon dégringolant comme s'enfonçant de plus en plus dans l'horrible. L'horrible pour les peuples du Congo mis derechef au service de Léopold. Au service du caoutchouc qui voyage, par tonnes, vers les cieux pneumatisés – et autre – de l'industrie européenne. A coup de villages décimés, à coup de tueries par centaine, à coup de bras coupés, à coup de genitals arrachés, les quantités de sève blanche requises par le dieu capital seront atteintes. Au prix de tous les sacrifices noirs.

« Car bientôt la conférence ne tourne plus qu'autour de ça, le Congo. L'affaire du roi des Belges. On fait de la géographie, on regarde des cartes, on trace des lignes imaginaires dans des paysages de papier. Les copropriétaires discutent de millièmes d'encre, des centimètres de carte qui représentent des territoires inouïs et inconnus. »

Individualisation des actes vils et revendication de la grandeur, la devise à la mode dans les villes européennes. Les corps noirs des congolais offert en sacrifice au roi Léopold, et au capitalisme occidental, ne saurait être tût par la grâce de la sacro-sainte "re-contextualisation" chère à l'Europe d'aujourd'hui dès qu'il s'agit de rappeler les forfaits dont elle s'est rendu coupable. Avec ce court récit (96 pages), écrit de façon magistral et densifié par un vrai souci de pertinence historique, Éric Vuillard nous rappelle que l'on ne saurait fermer les yeux sur les méfaits d'hier. Parce que ceux qui en furent les instigateurs – les États – jamais ne firent de mea culpa. Parce que ceux qui en furent les bénéficiaires – la bourgeoisie – se repaissent encore du fruit sanguinolent de ces forfaits. Parce que le système – capitalisme – qui engendra ces actes innommables est toujours en place et porté aux nues par ses apôtres 2.0. Parce que ce livre nous rappelle que, il y a deux cent ans comme aujourd'hui, le vrai combat est, et a toujours été, celui des riches contre les pauvres. Que les premiers revêtent les oripeaux des religions ou qu'ils poussent les seconds vers les fausses pistes du racisme et de la xénophobie, il n'en reste pas moins que l'objectif est le même : plus de richesse pour les mêmes.
Et nous, les congolais ainsi défini par nos bourreaux, les africains au patriotisme hérité du palais de Radziwill, nous continuons à guerroyer pour des histoires de frontières ou de dégradé de mélanine pendant que, les mêmes à travers les âges, se goinfrent sur notre aveuglement.
Le "Congo" d'Éric Vuillard est une oeuvre de salubrité historique. A lire sans perdre une seconde.
Lien : http://www.loumeto.com/spip...
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