« Mais même
cet enfer
aura l'air d'un grelot
au gré de ce qui s'approche
la guerre qu'on apprête. »
Maïakovski.
Éric Vuillard ici creuse, dissèque et caractérise précisément le dispositif central du pouvoir à l'oeuvre lors du premier conflit mondial. Il enfonce dans ses pages le douloureux clou de l'Histoire de la domination. Aussi, il analyse et dit avec une énorme érudition ce qui de toute éternité est et sera tu. Il montre la vie réelle des classes supérieures, la médiocrité et l'hypocrisie insigne de leurs pratiques. Il explore pour cela tour à tour les deux versants contrastés de la réalité de la Grande Guerre, narrant les dirigeants extatiques et les enjoints atterrés, détaillant les stratégies militaires fantasmées et les pratiques du champ de bataille concrètes et désastreuses.
La gestation de cette grande guerre tout d'abord dans le récit d'Éric Vuillard semble n'être l'affaire que d'une très vieille et très incapable caste de petits-fils de la reine Victoria. Elle est cela. Chamarrée et à cheval, indifféremment en Allemagne ou en Angleterre, elle commande et rivalise surtout en couleurs, en bons mots et en modes dragonnes. Mais, si longtemps on s'est choisi comme cadre de l'armée dans les très bonnes familles, on modifie un peu les antiques habitudes et on fabrique désormais, comme on produit du canon, de l'officier neuf qui théorise et raisonne. L'enfer qui s'approche est en effet un mélange qui se révélera d'une terrifiante efficacité dans la destruction et le meurtre de masse, un mariage d'héritiers et d'authentiques professionnels, un embrouillamini d'antiques et d'inédits attirails, de costumes anciens et de machines redoutables, d'hommes à faire mourir à grande échelle tout à fait neufs. La gestation de la grande guerre, c'est aussi cela. Assassinés à Sarajevo par un groupe d'adolescents illuminés, l'archiduc François-Ferdinand et sa femme ne forment qu'un insignifiant couple d'opérette encostumé. L'Allemagne assure l'Autriche-Hongrie de son soutien et recommande la plus grande fermeté. le chancelier veut profiter de l'aubaine, il croit le peuple germain abandonné à la sélection naturelle et au choc des civilisations. Un intense réseau d'alliances, combinaison délirante d'intérêts qui noue les castes galonnées les unes aux autres et dissimule le meurtre prémédité de tout un continent, fera le reste. le très militariste et manchot empereur Guillaume II quant à lui, pull marin, foulard de soie et souliers vernis, toujours régate.
Le printemps et l'amour quatorze-dix-huitième de l'entièreté d'une jeunesse vouée à l'extermination du Soi de la vie intime ordinaire, à l'amputation des membres, aux miracles de la chirurgie monstrueuse des faces, à la réjouissance sanatoriale des demi poumons, aux anonymats douaumontais des humérus empilés et des croix alignées, le printemps et l'amour de cette jeunesse-là contraste avec la guerre qu'on arrange. Tout est là, une génération qui s'apprête et l'ignore. Depuis toujours, on la prépare à la mort sous le costume de la gloire et du théâtre. La masse oublie mais elle se souviendra. « le courant nous emporte, nous dit l'auteur. On dit oui, on ne sait dire que ça. (…) On est toujours trop lent à voir ce qu'on aime et à véritablement l'aimer. (…) Quelque chose fabrique tout ce qu'il faut. » La bataille de la Somme tout de même : 3500 projectiles d'artillerie par minute et 30 000 victimes durant les six premières minutes.
Il est indéniable que l'entrée dans le siècle dernier a mobilisé dans le monde tout un éventail de moyens pour atteindre dans le meilleur délai certains objectifs. Éric Vuillard en ce sens dévoile dans «
La bataille d'Occident » une véritable stratégie des dominants. Dans son acception la plus courante, le terme stratégie désigne en effet le choix des moyens employés pour parvenir à une fin, il désigne l'ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs de pouvoir, merveilleusement détaillés en effet dans ce récit, visant à instaurer un nouvel ordre mondial, à commander de nouveaux leaderships, à modifier les règles de fonctionnement économiques, à transformer les rapports de force de manière à imposer des intérêts. Cependant, pour légitime qu'il soit ici, l'usage de ce terme pourrait donner à penser à tort que l'objectif d'un conflit mondial total avec élimination de l'une des parties a été élaboré à partir d'un projet de longue date faisant l'objet d'un choix aussi rationnel et maîtrisé que les moyens et les plans des gouvernants mis au service des objectifs initiaux. Il nous semble au contraire que «
La bataille d'Occident » fait apparaitre que le conflit généralisé tel qu'il s'est développé avec ses alliances et ses rivalités n'a pas préexisté à l'antagonisme des impérialismes concurrents, au grand mouvement de l'Occident pour le contrôle et l'exploitation du monde. « Mais le jeu des alliances et des plans militaire est inexorable, nous dit Éric Vuillard. Vus de tout près les hommes ont leurs raisons d'agir ; mais l'addition de celles-ci laisse bientôt deviner d'autres motifs, plus convaincants que le détail des êtres n'a pu qu'ignorer. [La raison du monde] se constitue lentement, d'une manière empirique, propre à sa tournure, à son cours.» « La bataille » montre point par point que des tournants se sont amorcés sous la pression de certaines conditions sans que personne ne songe encore à une guerre de position mondiale et généralisée. Pour tenter de rendre compte de cette émergence de l'objectif à partir des conditions d'un affrontement déjà engagé, il faut l'illimité de la littérature et tout le talent d'Éric Vuillard. de l'ambition d'un stratège allemand à l'assassinat d'un archiduc, du Chemin de Dames à la bataille de la Somme, de l'exode des populations civiles aux camps de prisonniers, il alterne des portraits intimes et des scènes épiques qui ne font pas procéder la grande guerre de la volonté de quelques stratèges ou de l'intentionnalité de quelques sujets. La composition brillante qui affronte deux versants contrastés de la réalité de la Grande Guerre et le talent d'écriture de l'auteur qui dit les êtres et les choses dans le chaos font surgir ici la réalité d'une stratégie sans sujet ou sans stratège.
Ce que montre « La bataille », c'est une certaine logique des traditions et des pratiques guerrières : le mariage inopiné et très prussien du savoir et
de la guerre ; le concubinage légers et très gaulois de la gloriole et de la folie des hommes à baïonnette. Alfred von Schlieffen, chef du grand état-major teuton établissant le plan d'une future offensive contre la France, nous dit Éric Vuillard, ne s'intéresse pas aux raisons du conflit, ni même aux autres issues possibles. Il ne sait pas véritablement pourquoi il faut faire la guerre mais il est certain qu'il le faut. L'alliance franco-russe va contraindre l'Allemagne à se battre sur deux flancs, et bien il faudra sans barguigner se débarrasser de la France. La guerre, c'est pour lui un grand jeu, des manoeuvres massives, de larges mouvements d'hommes et de feu, un immense tapis vert où les frontières s'effacent et où les vies s'escamotent. Avec comme héritage la victoire de Sadowa-Helmuth Karl von Moltke et le nationalisme militaire-
Karl von Clausewitz, Schlieffen méprise les victoires faciles, tactiques. Il lui faut un bel encerclement, un balayage inouï à l'échelle d'un pays tout entier. Son rêve méticuleux et absurde, c'est de laisser l'Alsace et la Lorraine à l'Est et de passer sans façon sur le corps de la petite demoiselle belge à l'Ouest ; c'est, en s'infléchissant au Sud, d'envelopper Paris et vers le Jura de tenailler virilement toute l'armée française. L'exécuteur testamentaire durant la grande guerre ce sera un membre de la vieille castre, encore un Helmuth von Moltke (le jeune).
Ferdinand Foch, à contrario de Schlieffen, est le théoricien de l'offensive à outrance, du plongeon de tous à un seul moment, le penseur de la cascade, du flot sur flot aux conséquences meurtrières assumées. La vie des soldats pour lui compte peu, il faut vaincre. Ce goût immodéré pour la charge est aux français ce qu'est l'encerclement aux germains. Les allemands pénètrent donc en France par Maubeuge, Saint Quentin, Soisson. Les français naturellement les attendent ailleurs et entreprennent de catastrophiques offensives sur Mulhouse, Sarrebruck et de non moins catastrophiques avancées dans les Ardennes. A l'angle de la Sambre et de la Meuse, les pas encore poilus vont voir. Il s'en suit, attaque et contrattaque précédant la retraite, 27000 « Dormeurs du val » et la journée en son temps la plus meurtrière de l'Histoire. Il n'y aura donc pas de cascades françaises cascadant mais pas d'avantage de tenailles allemandes tenaillant. Ces derniers devant occuper le terrain, renforcer le front Est, poursuivre l'ennemi, loin de leur base, s'étalent et faiblissent. C'est à l'Ouest que tombent les premiers coups. La première armée s'éloigne de la seconde tentant de repousser l'armée française. Ce sont toutes les armées allemandes qui se replient sur l'Aisne hormis la première qui est sur l'Ourcq. Alors les soldats se mettent à creuser et leurs tombes sont de plus en plus profondes, solides, continues, elles se figent en une immense nouille de sept cent cinquante kilomètres. On se tue sans se voir. Éric Vuillard montre ainsi que les objectifs d'élimination à grande échelle, de guerre industrielle idoine, de déportations de populations planifiées, qui sont promis à un si grand avenir, se sont constitués au cours de l'affrontement lui-même. « L'usage de la force, nous dit-il, se déchaîne sans raison, entre des peuples qui ne le souhaitent pas et que dirigent des hommes qui peut-être ne le souhaitent pas non plus. »
« La guerre durera encore, nous prévient Éric Vuillard (…) Cet immense fait divers poursuit sa prédication inlassable. (…) Les plans Schlieffen de l'avenir pourront bien prévoir une infinité de variantes et d'accidents, quelque chose résiste à l'emprise des hommes.» « Six mois après avoir envahi l'Ukraine, la Russie envisage d'annexer une partie du territoire qu'elle occupe. de leur côté, les pays occidentaux fournissent au pays agressé des armes toujours plus sophistiquées en même temps qu'ils y envoient des escouades de « conseillers militaires ». Moscou ne veut plus seulement soumettre l'Ukraine, mais la dépecer ; Washington ne veut plus seulement contenir la Russie, mais la vaincre. Rien ne paraît enrayer cet engrenage où chacun des camps, de plus en plus dominé par des partisans
de la guerre, pense avoir les coudées franches parce qu'il parie que son adversaire, même acculé, ne commettra jamais l'irréparable pour se dégager. Or des erreurs de pronostic de ce genre peuplent les cimetières. » (« Jusqu'à quand, jusqu'où ? » Serge Halimi LMD Septembre 2022).