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Critique de JustAWord


Pour ses 20 ans, Folio-SF a eu une idée pour le moins originale et enthousiasmante : organiser un concours d'écriture pour publier un premier roman français d'imaginaire.
Un an plus tard, après moult débats, voici donc la lauréate et son oeuvre : Chris Vuklisevic pour Derniers jours d'un monde oublié !
Au programme : de la fantasy où noirceur et anachronisme(s) cohabitent, des personnages fascinants bourrés de surprises et un univers original prêt à s'ouvrir au monde…et aux lecteurs curieux !

Un île perdue
Terre en vue ! Terre en vue !
Tout commence par la découverte par Erika et ses compagnons pirates d'une île inconnue en plein milieu du Désert Mouillé.
Inconnue, vraiment ? En réalité, Sheltel a disparu plus de trois cents ans auparavant, durant la Grande Nuit.
Sous l'implacable autorité de Kreed, la capitaine du vaisseau pirate La Couronne, Erika fait route vers ce mystérieux îlot.
Sur Sheltel règle le Natif, sorte de roi affligé d'une bénédiction (ou une malédiction, qui sait ?) et dont le corps se couvre d'écailles reptiliennes à moins de s'enduire d'une substance appelé Prystine.
Seul le roi a le droit d'arborer ces écailles, les malheureux qui s'en retrouvent affublés sont impitoyablement punis.
La population de Sheltel se divise en deux ethnies : les Dusties (peuplant Dust, la principale ville de l'île) et les Ashims (rescapés de la Grande Nuit échoués sur Sheltel et qui y ont trouvé refuge dans des conditions pour le moins précaires).
La toute-puissance des Natifs est remise en cause depuis quelques années par l'influence de la Bénie, sorte de prêtresse d'un culte pour miséreux sous la coupe d'un vieux marchand du nom d'Arthur Pozar.
Pour réguler sa population, Sheltel abrite également une figure particulièrement terrifiante : la Main. Considérée par beaucoup comme une sorcière, la Main et ses Phalanges (au nombre de cinq : Petit, Anneau, Majeur, Index et Pouce) tiennent l'arbre généalogique de l'île d'une poigne de fer, depuis ses racines jusqu'à ses branches naissantes…et parfois pourries.
Car dans un espace clos comme celui de Sheltel, la consanguinité guette et les naissances monstrueuses se doivent d'être promptement éliminées…
Dans cette société à l'équilibre précaire, l'arrivée des pirates risque de tout remettre en question car derrière Erika, Kreed et les siens, le monde attend.
Chris Vuklisevic construit son roman par petites touches, alternant trois points de vues : celui d'Erika, celui d'Arthur Pozar et celui de la Main.
Entre ces chapitres, la française intercale des documents divers, de la proclamation officielle à l'extrait de journal en passant par la missive privé et la publicité. D'aspect anodin, ces ajouts prennent pourtant toutes leurs importances mis en rapport avec le reste, ajoutant des éléments historiques et sociaux, annonçant certains développements de l'histoire sans passer par des pages et des pages d'explications et, surtout, jonglant entre anachronisme, humour et noirceur. le lecteur sera ainsi surpris de trouver parfois des publicités ou des pages de journaux étrangement proches des nôtres dans le ton comme dans la forme. Un décalage qui permet le sourire dans un monde pourtant au demeurant infiniment cruel.

Vivre en reclus
En effet, bien loin du conte de fée ou du récit feel-good, Derniers jours d'un monde oublié vous parle des méfaits du repli sur soi et des conséquences de la mainmise des puissants sur un peuple pris au piège. Sur Sheltel, la probabilité de marier son cousin ou son demi-frère n'a rien d'exceptionnelle. Pour maintenir l'équilibre (et un pool génétique acceptable), la Main tue les malformés et interdits les unions contre-nature. Cette sorcière régulatrice et sans pitié possède une autorité quasiment sans limite et ses acolytes, les Phalanges, s'assurent du reste. Car la menace génétique n'est pas la seule à peser sur Sheltel et Chris Vuklisevic nous parle également d'un autre danger que nous connaissons bien, celui de la surpopulation. Vivant sur un territoire congru avec des ressources (notamment en eau) très limitées, Sheltel ne peut se permettre la fantaisie d'une population pléthorique. Ainsi la Main, en sus de son penchant eugéniste, a également la charge de réguler la population en éliminant les inutiles ou en troquant la vie d'un parent contre celle d'un enfant. Évocation à peine voilée d'une problématique très actuelle (avec l'épuisement des ressources et la pression du réchauffement climatique), l'emploi de la Main fascine autant qu'il horrifie. Peut-on moralement accepter cette solution à un problème pourtant évident et incontestable ?
La tendance à vivre replié sur soi est l'un des traits fondamentaux de la société établie sur Sheltel. L'arrivée des pirates va donc permettre la découverte d'un autre monde pour ceux qui avait oublié l'existence d'un ailleurs et entraîner des conséquences forcément très importantes pour les puissants qui, jusqu'ici, régnaient sans partage sur l'île.
Le coeur du roman se retrouve donc dans cette ouvertures au monde et aux autres et sur ce que le changement peut avoir de terrifiant.

Une part de lumière au coeur des ombres
Ce qui permet pourtant à Derniers jours d'un monde oublié de se distinguer définitivement du tout-venant, outre sa langue affûtée comme une lame de rasoir, c'est la facilité avec laquelle Chris Vuklisevic construit des personnages cruels et apparemment inhumains pour finir par les humaniser même après les pires révélations.
Chacun des trois personnages que nous suivons exercent une forme de terreur sur le quidam moyen. Arthur, sous ses apparences de vieillard décati, contrôle le marché du Feu Origine (un feu éternel qui ne brûle pas), élimine la concurrence en enfermant les personnes avec des dons surnaturels pouvant lui faire de l'ombre au fond des sinistres cellules rouges, n'hésitant jamais à manipuler tout ceux qu'il peut pour asseoir son autorité. Erika, elle, vit dans la violence et tue sans même réfléchir depuis son enfance, comme une seconde nature. Enfin, la Main…fait ce que la Main doit faire, prenant la vie et l'espoir d'une famille, éprouvant les limites du tolérable et gardant son faciès monstrueux à l'écart du monde.
Pourtant, avec malice et subtilité, Chris Vuklisevic infiltre de la bonté et de la nuance à ces personnages en apparence monstrueuse. L'enfance d'Erika et sa volonté de liberté, les sévices endurés par la Main et sa soudaine humanité retrouvée face à une difformité qui lui rappelle la sienne, l'attachement d'Arthur à son petit fils aveugle et ses origines miséreuses, ici, rien n'est aussi simple qu'il n'en a l'air et la capacité à nuancer les personnages permet de sortir avec brio des stéréotypes du genre.
Mieux, l'autorité incarnée par chacun permet un message plus politique encore puisque la toute-puissance des uns et des autres repose sur la violence, la terreur et la cruauté. Mais que se passe-t-il quand tout cela ne suffit plus et que la révolte gronde ? Que se passe-t-il une fois que l'on se confronte à ses propres insuffisances ?
En filigrane, les marginalisés retrouvent une voix, eux qui, pourtant, possèdent des dons bien plus impressionnants et puissants que la plupart et qui semblent s'être convaincus eux-mêmes de leur impuissance et de leur nature indésirable. Et si l'oppression ne tenait qu'à l'illusion d'une infériorité entretenue par des puissants impitoyables et inhumains prêts à tout pour conserver leurs pouvoirs ?

Magistrale entrée en matière dans le monde de la fantasy, Derniers jours d'un monde oublié convoque une galerie de personnages tout en niveaux de gris pour peupler un univers fascinant au possible où la peur de l'autre et l'ouverture au monde s'affrontent dans une ultime confrontation lourde de sens. Chris Vuklisevic fait ainsi une entrée fracassante dans le monde de l'imaginaire.
Lien : https://justaword.fr/dernier..
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