En dépit de la discrétion - explicable - dont il fera preuve dans "Ma vie", Wagner a, notamment à Eliza Wille, écrit que Mathilde est et reste son premier amour. Mais il n'est peut-être pas inconcevable de se demander si, tout compte fait, ce n'est pas Isolde qui a créé Mathilde. Dans son excellent petit livre consacré à Wagner, Marcel Schneider écrit ces lignes que nous pourrions prendre comme introduction à notre étude: "Avec un art consommé, il sait entretenir la passion des femmes qui lui sont utiles. Il se joue si bien la comédie à lui-même qu'il lui arrive d'être spontané et de croire à sa propre sincérité. Sa liaison avec Mathilde Wensendonk qui dure six ans, de 1853 à 1859, en fournit la meilleure illustration. L'amour qu'il éprouve pour elle, d'abord intellectuel, puis sentimental, mais jamais, à ce qu'il semble, passionné, ne lui en a pas moins inspiré Tristan. Sans doute excita-t-il en lui, par volonté, par artifice, la ferveur de l'amant pour soutenir le travail créateur du musicien. Si l'on en juge par ses lettres à Mathilde, il aimait cette femme comme Tristan aime Isolde ("Tu t'es vouée à la mort pour me donner la vie; j'ai reçu la vie afin de quitter le monde avec toi, souffrir avec toi, mourir avec toi"). Des mots, des mots, des mots... qui se transformaient en lui en harmonies musicales. En réalité, la partition terminée, Wagner cessa de penser à Mathilde, il l'oublia même tout à fait. A peine s'il la reconnut quand elle vient au Festival de Bayreuth. C'est que l'oeuvre d'art n'est pas le résultat d'une expérience vécue, mais d'une tentation surmontée, un rêve transporté sur le plan esthétique, un désir à jamais inassouvi. Mathilde est bien Isolde, quoiqu'elle n'ait pas tenu dans le cœur de Wagner la place qu'elle croyait. - Que cette liaison ait été platonique ou non nous indiffère, puisqu'elle nous a valu l'immortel Tristan".
Note d'Edouard Sans in L'amour dans Tristan, ou le romantisme surdimensionné.
Richard Wagner. Le Vaisseau fantôme. Bertrand Roulet 1/5