Comment parler de ce roman-monde démesuré ? Il m'a bien fallu 90 jours de lecture pour en faire le tour et en venir à bout. Ce roman est l'oeuvre d'un cerveau un peu dérangé qui prend un malin plaisir à torturer le lecteur, à le balader dans tous les sens. Mais quelle jubilation d'être ainsi traité de main de maître !
David Foster Wallace est un bricoleur avant-gardiste qui multiplie les expériences de toutes sortes mais son roman reste lisible et compréhensible. Certes l'entame du livre est déstabilisante et la chronologie est dans un premier temps totalement incompréhensible. Ecrit au milieu des années 90 et publié en 1996, le roman se situe dans un futur proche, mais les années de notre calendrier n'existent plus. DFW nous plonge dans un système d'années portant le nom de sponsors. Ainsi une grande partie du roman se déroule au mois de novembre de l'année des sous-vêtements pour adultes incontinents Depend, comprenez 2008 ou 2009. Comme le récit n'est pas du tout linéaire mais passe d'une période à une autre par de multiples flashbacks et allers-retours, le lecteur est donc en chute libre jusqu'au moment où il commence à se raccrocher aux branches et à comprendre un peu comment est construit le livre lorsqu'est livrée la clé de ce calendrier inédit en page 311. Et une fois la dernière page lue, vous retournez au début et vous comprenez que le livre commence par la fin et par la scène la plus tardive.
DFW déstabilise également son lecteur par de multiples récits et personnages. le roman est construit sur trois fils narratifs principaux :
. l'histoire de la famille Incandenza
. l'histoire d'un établissement de désintoxication
. l'histoire de séparatistes québécois et de leurs adversaires des services secrets.
Les récits finissent par se rencontrer et se croiser mais en partie seulement.
Le premier fil nous présente la famille Incandenza :
. le père, auteur notamment d'une oeuvre de cinéaste expérimental et fondateur d'une académie de tennis, cadre d'une bonne partie du roman
. la mère, directrice de l'académie en question
. les trois fils : Orin
le joueur de foot professionnel, Hal interne à l'académie de tennis et Mario le simple d'esprit.
Il est possible d'y voir une référence au roman de
Faulknerle Bruit et la Fureur et aux destins des trois frères Compson mais aussi aux Frères Karamazov de
Dostoiëvski, roman cité de manière explicite par DFW.
Le deuxième fil est celui de Ennet House, établissement de soins pour alcooliques et drogués, situé tout près de l'académie de tennis dont il est question plus haut et fonctionnant sur le principe des Alcooliques Anonymes . DFW commence par nous présenter de manière erratique divers personnages échoués dans cette maison avant leur admission à Ennet House. le lecteur voit ainsi apparaître successivement de nombreux personnages sans comprendre immédiatement la finalité de ce foisonnement. Un point commun à tous : l'extrême déchéance dont ils sont issus. Parmi les pensionnaires, Joëlle , l'ex petite amie d'Orin Incandenza et actrice dans plusieurs films du père. DFW a effectué un véritable travail de terrain pour décrire cet univers et a passé je crois de longs moments à assister aux réunions d'une association d'aide aux alcooliques et aux personnes dépendantes.
Le troisième fil est celui des terroristes séparatistes québécois, poursuivis par les services secrets d'un état fédéral nord-américain regroupant Etats-Unis, Mexique et Canada et dirigé par un ancien crooner, obsédé par l'hygiène. Les Québécois cherchent à se rendre maître d'une arme terrible, un film réalisé par le père Incandenza (
L'infinie comédie), ayant le pouvoir d'annihiler toute volonté chez les personnes qui le visionnent. La piste de ce fil également suivie par les services secrets mène à l'académie de tennis, à la famille Incandenza et à certains pensionnaires de Ennet House.
Le roman peut se déchiffrer de plusieurs manières. C'est un tableau effrayant, dystopique, du futur proche d'une Amérique noyée sous les divertissements , le culte de la performance et les psychotropes. Aucun personnage n'est vraiment ‘normal'. DFW nous dépeint une galerie de monstres de cirque, le cirque étant devenu la norme. le pouvoir politique est tourné en ridicule. DFW nous livre un tableau critique très complet de l'Amérique contemporaine et de ses dérives. le roman fait penser dans sa construction aux grandes fresque de l'histoire de la peinture, très fouillées avec de multiples scènes et personnages, comme celle de Giotto à Padoue, ou celle de Tiepolo à Würzbourg.
Au-delà de la critique politique, je vois aussi ce livre comme la peinture du mal-être de l'individu contemporain, de l'impossible communication entre les êtres (notamment dans les scènes où les personnages semblent se parler mais ne s'écoutent pas ou ne se comprennent pas). le thème de la filiation, de la transmission entre générations et de la relation père-fils (ou plus généralement enfant-parent) est omniprésent dans le roman. Ne serait-ce que par le titre, tiré de
Hamlet et de la scène du cimetière où
Hamlet se retrouve face au crâne du bouffon Yorick.
Hamlet, le fils sans père. Un autre passage du roman fait référence à la scène du spectre du roi dans la pièce de
Shakespeare. Certains passages font également référence au mythe de Méduse qui avait le pouvoir de tuer tout mortel qui la regardait ; on peut penser aussi à Orphée et Euridyce, mythe où le regard signifie la disparition et la mort.
Le roman de DFW est aussi un exercice formel sur le langage. DFW multiplie les niveaux de langage différents, du plus recherché et du plus philosophique au plus relâché et au plus trivial. Certains passages prennent la forme de lettre, d'article de presse, de dissertation, de dialogue de théâtre. L'inventivité lexicale est foisonnante. DFW pose la question de la façon dont il est possible de décrire la réalité (par les mathématiques ? par la littérature ? par une prose fonctionnelle et objectiviste ?).
Autre exercice formel : la malice que met DFW pour perdre son lecteur entre le corps du texte et les renvois à la fin du livre. Il y en a 380 au total. Certains ont la longueur d'un chapitre entier et sont manifestement des passages du texte principal que l'auteur a simplement déplacés là pour forcer le lecteur à se balader entre les différentes parties du livre.
Quel que soit le style utilisé, l'écriture de DFW est toujours très précise, quasi-chirurgicale. Et son roman est d'une drôlerie irrésistible. Certains passages m'ont fait éclater de rire. La scène finale du règlement de compte entre truands est un sommet digne d'un
Tarantino, baroque et excessif.
Ma critique est très longue comme le fut ma lecture ! Je ressors totalement enthousiaste de ce roman foisonnant et très riche, qui fait partie de ceux que l'on n'oublie pas. Un monument.