«
Les enfants Tanner» écrit en 1907, est une caresse à l'âme, et je me demande comment un homme de vingt-sept ans a pu écrire pareil livre.
On suit le jeune Simon Tanner, 20 ans, tout au long de son parcours initiatique : de chemins en chemins, de rencontres en rencontres, d'emplois en emplois. C'est un oiseau libre et généreux, un peu arrogant mais accommodant, paresseux et laborieux à la fois. Pour vivre il fait des petits travaux d'écriture, s'emploie à rendre service aux gens qui l'hébergent (ménage et cuisine chez sa soeur institutrice, soins à un petit malade chez une bourgeoise, cireur de chaussures, repasseur). Il est respectueux mais jamais n'aliène sa liberté qui consiste à ouvrir son âme avec sincérité à tout être humain sur son chemin. Il s'ensuit de magnifiques envolées sur l'amour fraternel et l'amitié, sur les paysages suisses, sur l'état de domestique, sur les saisons, sur la vie dont on reste débiteur en raison des joies, bien sûr, mais aussi en raison des lots de souffrances qu'elle nous accorde, car elle ne cesse de nous apprendre la diversité du monde. Simon Tanner cultive la curiosité et l'appétit de vivre comme l'un des beaux arts.
Car il se considère comme le débiteur de la vie qu'il aime passionnément mais qu'il est prêt à quitter à tout instant pour en préserver les imprévus, les grâces, les échecs (existent-ils ?), les malheurs, la beauté.
A travers lui nous faisons la connaissance de sa famille (trois frères et une soeur), de l'amoureuse de son frère, de sa logeuse, d'un poète, d'employeurs divers, d'inconnus croisés sur la route. Tous parlent de leur existence et révèlent une facette du monde qui est celui de
Robert Walser. Tous sont
Robert Walser.
C'est un drôle de roman. Certes, il comporte quelques longueurs, l'auteur le reconnut lui-même plus tard. On a parfois l'impression qu'il y a une maladresse de construction quelque part : chaque personnage semble venir à tour de rôle de façon un peu artificielle nous dire son univers, ses craintes, ses amours. L'auteur a voulu tout mettre dans ce texte, ce qu'il est, ce qu'il ressent, ce qu'il voit : la place d'autrui, de l'Art, de la Nature dont il est éperdument amoureux (encore, comme dans "
Le commis" les lacs, le bleu du ciel, les tons dorés, les arbres, la neige… l'amour du printemps, la crainte de l'hiver et de sa beauté dangereuse, la Montagne…) Et puis cette maladresse même devient un charme, elle envoûte, on a le sentiment que comme ses personnages, Walser se livre nu, sans apprêt, sans affectation, avec juste l'art qu'il faut pour transformer la vie en art, sans se soucier des imperfections secondaires qu'il ne convient pas de trop raboter pour conserver au roman son élan, sa spontanéité et sa grâce.
Que dire de la figure du jeune poète, que Simon, au cours d'une randonnée en montagne, trouve mort de froid dans la neige et auquel il adresse l'une de ses amicales méditations intérieures ? Troublante préfiguration dès 1907 de sa propre fin, survenue cinquante ans plus tard : on découvrit en effet le corps de
Robert Walser le jour de Noël 1956, allongé sur un tapis de neige, alors qu'il était sorti seul pour une simple promenade. A-t-il pensé en s'endormant dans l'hiver à son jeune poète des enfants Tanner ? Probablement, puisque ce jeune poète, c'était déjà lui-même. On peut croire qu'il estimait avoir assez vécu, à l'âge de 78 ans, dont 27 passés en maison de santé.
Il faut lire «
les enfants Tanner» avec réceptivité et amour.