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Critique de Arakasi


Nous sommes le 15 janvier 1793 à la Convention Nationale. Impassible, comme il le sera toujours dans les occasions suprêmes, il fait face à la foule bruyante des députés. Il n'a que trente-quatre ans, mais il a déjà cette face maigre et blême, ces petits yeux gris au regard fixe, cette bouche sans lèvres plissée dans une éternelle moue de mépris, cette prestance de fauve en chasse qui impressionneront bien des hommes par la suite. Placide, il laisse tomber un mot : « La mort ». Ce mot « tranchant » le poursuivra toute sa vie, lui collera à la peau comme une lèpre, malgré tous les efforts qu'il fera pour s'en purifier et finira par causer sa perte, bien des décennies plus tard. C'est qu'on n'efface pas de ses mains le sang d'un roi comme on le ferait de celui d'un quelconque hobereau. Le sang des rois est une malédiction et Joseph Fouché, aussi incrédule soit-il, passera le reste de son existence à le vérifier.

Pour beaucoup d'historiens, c'est là la première grande trahison de Fouché – et pas la dernière. Il quitte alors les rangs des modérés pour rejoindre ceux de la Montagne et de Robespierre. Moins de deux ans plus tard, il assistera dans un silence glacé à la chute de « L'incorruptible », chute qu'il aura patiemment organisée en ralliant à lui les mécontents et les effrayés. Il abandonnera plus tard le Directoire pour se précipiter dans les bras de Napoléon Bonaparte qu'il jettera sans état d'âme aux lions à son tour quand l'heure sera venue de changer de camp à nouveau.

Quel palmarès ! De là à considérer le terrible conventionnel, futur ministre de la police, comme une incorrigible girouette, il n'y a qu'un pas à franchir et nombreux sont ceux qui l'ont fait. Pas si bête, le Waresquiel… Au lieu de faire de Fouché le type même du traitre comme l'a fait Stefan Zweig, il s'est posé la question que devrait se poser tout bon historien : qu'est-ce qui motive un individu comme Fouché ? Qu'est ce qui le pousse en avant ? L'appétit du pouvoir, bien sûr, mais pas seulement. Car Fouché, avec son scepticisme, son mordant et sa férocité, est un homme qui croit en quelque chose. Aussi étonnant que cela puisse sembler, Fouché croit en la République – pas la République idéale de Robespierre mais une République du mérite qui a permis à un homme comme lui, Joseph Fouché fils d'un capitaine négrier, de devenir un des hommes les plus puissants de France et les plus redoutés d'Europe. Il y croit tellement qu'il en défendra les acquis contre vents et marées, sous l'Empire comme sous les Bourbons, quitte à utiliser pour cela les méthodes les plus immorales au nom du pragmatisme politique.

C'est la thèse que sous-entend à mon sens toute cette passionnante biographie d'Emmanuel de Waresquiel : Fouché, homme de l'ordre, homme de pouvoir, mais, avant tout, héritier de la République. Il partage bon gré, mal gré, ce point commun avec celui qui restera son maître aux yeux de l'Histoire, Napoléon Bonaparte. Tous deux sont des enfants de la Révolution dont les ambitions dévorantes seraient restées lettres mortes sans elle ; mais, alors que le maître, charmé par les sirènes de Talleyrand, n'aura de cesse de haler son régime vers une monarchie de faits, le serviteur ne manquera jamais une occasion de le tirer, parfois rudement, en arrière. Parlons-en, tiens, de Talleyrand ! Waresquiel ne cache pas sa sympathie envers « le diable boiteux » (dont il avait déjà fait une excellente biographie) par rapport au ministre régicide. Je considère, quant à moi, que les deux lascars se valent bien et, si Fouché a davantage de sang sur les mains, j'aurais presque plus d'inclination envers sa franche crapulerie qu'envers la séduction sirupeuse du prince du vice.

D'autant que, s'il n'est guère sympathique, le Fouché que nous présente Waresquiel n'est pas non plus monstrueux. Ce tigre aime sa femme et adore éperdument ses enfants. Il sait faire preuve de loyauté en amitié, même s'il ne montre aucune pitié quand les amis d'hier deviennent les ennemis d‘aujourd'hui. Quand faire le bien ne lui coûte rien ou si peu, il ne s'en abstient pas. Pas de quoi redorer le blason du « mitrailleur de Lyon », mais assez pour éveiller chez moi une étincelle de pitié quand vient le moment d'abandonner le vieux fauve, exilé, privé de tout pouvoir et rongé par l'ennui de son inertie – la pire punition que pouvait lui infliger l'Histoire. Grand criminel, grand policier, grand ministre, grand espion, il fallait à Joseph Fouché un grand biographe pour éclairer d'une lumière impartiale les lignes tourmentées de sa vie. Waresquiel a répondu présent. Il a bien fait.
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