« de l'été de mes douze ans, je garde les images les plus saisissantes et les plus tenaces de toute mon enfance, que le temps passant n'a pu chasser ni même estomper. »
David, le narrateur revient, quarante ans plus tard, sur ces images saisissantes qui ne se sont jamais effacées, des images nées d'événements qui, le temps d'un été dans le Montana en 1948, l'ont définitivement fait basculer de l'enfance à l'âge adulte. Dès le prologue, on devine qu'il lui en coûte de nous conter cette histoire, tout en comprenant qu'il se fait un devoir de parler, un devoir à l'égard des trois êtres que personne ne peut prétendre avoir mieux connus que lui, ni avoir autant aimés. Sa mère est morte il y a deux mois. Et là encore, nous pressentons sans qu'il soit besoin de nous le dire que cette mort récente est à l'origine de sa décision de confier ce qu'il n'a jamais confié à personne.
« Elle venait de rentrer dans sa cuisine après avoir travaillé au jardin lorsqu'une crise cardiaque aussi soudaine qu'un éternuement la terrassa. »
La mort de son père, dix ans plus tôt, fut plus cruelle :
« Longtemps un cancer l'avait miné jusqu'à ce qu'il ne puisse plus tenir droit face au vent. »
Quant au troisième protagoniste, la jeune Indienne Marie Little Soldier, nous ne saurons rien pour le moment de sa destinée car elle est trop intimement liée à l'histoire qui va nous être contée.
Le narrateur aurait souhaité, confie-t-il, nous conter son histoire comme elle lui vient à l'esprit, restituant pour nous les odeurs, les sons, les instantanés surgissant dans sa mémoire, s'entremêlant les uns aux autres, abolissant toute chronologie, juxtaposés sur un même plan, l'été 48, « comme dans les calendriers illustrés des Sioux où tous les événements de l'année figurent sur une seule peau de bison. » Mais le cours du langage étant linéaire, on ne peut qu'ajouter un mot à un autre mot, une phrase à une autre, sur le même axe horizontal, celui de la syntaxe, qui s'inscrit sur une seule dimension, comme la flèche du temps.
Aussi le récit débute-t-il de la façon la plus conventionnelle qui soit.
En 1948, le père, Wes Hayden, est le shérif de Mercer County, une bourgade du nord-est du Montana, « un rude pays aux terrains secs et clairsemés où le vent ne cesse de souffler », toute proche de la frontière canadienne. Il n'a pas choisi d'être shérif, il l'est parce que son père en a décidé ainsi, on est shérif de père en fils chez les Hayden. En très peu de mots, on comprend que Wes Hayden n'est pas fait pour la fonction qu'il exerce. Non qu'il soit un mauvais shérif, bien au contraire, mais comment se réaliser dans une fonction, quelle qu'elle soit, dans l'ombre écrasante du père? Écartelé entre l'obéissance au grand-père et le désir de plaire à la mère Gail « qui souhaitait que son mari devienne tout simplement lui-même et non pas un Hayden », le père apparaît bien terne aux yeux de son fils, surtout comparé au flamboyant oncle Franck, héros de guerre, vif et charmant, exerçant la profession de médecin, marié à une ravissante petite femme aux cheveux blond platine, dont le jeune David est un peu amoureux.
Mais celle dont David est vraiment amoureux, ce n'est pas la minuscule poupée blonde permanentée aux ongles manucurés, c'est la grande et voluptueuse Marie Little Soldier aux cheveux noirs longs et raides et aux pommettes charnues, la pétulante Sioux qui vit chez eux durant la semaine, travaillant officiellement comme employée de maison, officieusement comme baby-sitter. le jeune garçon l'aime avec l'ardeur et la candeur d'un enfant de douze ans « parce qu'elle me parlait, parce qu'elle me prêtait attention. Parce qu'elle était plus vieille que moi, mais pas trop. Parce qu'elle n'était pas insipide et conformiste comme tous les adultes que je connaissais. »
En ce jour de la mi-août, son amour pour Marie se pare insidieusement d'une inquiétude nouvelle. La jeune femme est alitée depuis le matin, elle tousse de façon inquiétante, et elle a une fièvre de cheval. David se précipite pour prévenir sa mère Gail qui, avec sa détermination et son efficacité coutumières, ne va pas tarder à prendre les choses en main. Seulement, l'état de Marie empirant, en dépit de ses protestations acharnées, il faut bien se résoudre à appeler oncle Franck, à la fois le médecin de la famille et de Mercer County. Au début, on met sur le compte de la superstition le refus obstiné de Marie de voir le docteur. Car à l'époque, comme le rappelle David non sans honte, le fait que les Indiens étaient des êtres inférieurs et arriérés n'était pas même sujet à débat, c'était une évidence, c'était l'air du temps. Néanmoins, face aux hurlements de terreur de Marie à l'idée de se retrouver seule avec oncle Franck, hurlements qui tordent le coeur du jeune garçon, la mère Gail ne va pas tarder à soupçonner qu'il y a autre chose.
La révélation de cet autre chose, les conséquences telluriques de cette révélation sur l'existence des protagonistes de l'histoire, la faille qu'elle va creuser au sein même de la famille Hayden et de la paisible bourgade Mercer County sont l'objet de ce roman intimiste sobre et juste.
« Ce que j'entendis annonçait une telle rupture dans nos existences, un tel abîme séparant désormais ce que nous étions de ce que nous ne serions plus jamais, qu'il faudrait, semble-t-il, mesurer le temps à cette aune. »
Ce qui fait l'immense intérêt de ce roman écrit au début des années 90 c'est l'évolution de chacun des personnages, leur trouble, leurs oscillations entre déni et lucidité, intérêt égoïste et devoir moral, entre lâcheté et courage, ainsi que les conflits de loyauté auxquels ils se trouvent confrontés. Chacun joue sa partition mezza voce avec ses doutes, ses convictions et une détermination qui force le respect.
Ce qui m'a manqué pour être pleinement conquise, c'est, je crois, une écriture plus puissamment évocatrice qui aurait su faire naître en moi des images, des sons, des odeurs se gravant dans mon esprit. Cela n'a pas été le cas, et je m'aperçois aujourd'hui, une dizaine de jours après la fin de ma lecture, qu'il ne me reste qu'une impression assez vague en voie d'effacement.
Aussi, je préfère clore ce billet sur un avis plus enthousiaste, celui de l'écrivaine américaine
Louise Erdrich dont l'un des livres vient, heureux hasard, de faire l'objet d'une lecture commune au sein de ma communauté :
« Avec son écriture riche et d'une honnêteté remarquable,
Montana 1948 est un roman magnifique sur le sens des lieux et l'évolution du courage. Ce livre est une merveille qui invite à la méditation. »