Un cercle de jeunes gens - les voix mâles sont dominantes - échangent bruyamment autour d'un débat d'actualité. Elle ose une analyse fine et originale, fort documentée, nourrie de connaissances historiques et de nombreuses lectures très pointues. On lui octroie généreusement un bref instant d'attention - chacun bout cependant de reprendre la main. Il lui est rétorqué sans aménité que sa vision est surannée voire archaïque : les données ont changé, chaque époque sécrète ses visibilités et son regard à elle s'est figé sur de vieux objets obsolètes ! Dans une ambiance café du commerce avec rodomontades, formules à l'emporte-pièce et roulement de tambour, elle subira sans broncher les élucubrations pseudo-logiques et peu outillées de jeunes blancs-becs. Que faire désormais de toutes ces richesses accumulées qu'elle rêve de partager ? Sont-elles définitivement démonétisées ? Doit-elle fermer sa gueule une fois pour toute ?
Elle clôt ses volets entre chien et loup. C'est la dernière tâche de la journée, pas la moindre : la maison est vaste. Elle a entendu les recommandations, elle prête l'oreille aux faits divers, elle connaît les nouvelles barbaries. Une femme seule, vieillissante, une proie rêvée. Télévision, tisane sucrée au miel ou, par exception, un verre de vin blanc, tiré de la cave bien achalandée du défunt, quelques rares coups de fil, une partie de scrabble en solitaire et le tour est joué. Une journée s'achève dignement, sans anicroche ni lyrisme dévastateur : elle se tient. Bien fini le temps de la désolation et des révoltes : c'est son karma, ça se finira comme cela. Pas à se plaindre, il y a bien pire. Plus de combat contre les moulins à vent, elle a bien donné. Elle file les jours à la coule : petit ménage, petit jardinage, petit repas soigné : il lui arrive même de se cuisiner un pot-au-feu."
Il fait mauvais devenir vieille. Elle a même failli se faire avoir avec une histoire de poutres attaquées par les termites qu'ils disaient, juste pour te faire raquer. On a aussi essayé de lui fourguer une photo aérienne de la maison - ça valait la peau des fesses. Émile, il sait les envoyer dinguer. Elle, elle ne sait pas ces choses. Elle s'y perd dans tout ça.
Émile n'a jamais voulu qu'elle apprenne à conduire : il pensait que les pieds des femmes étaient trop petits pour appuyer sur les pédales. Ça c'était ses idées mais elle lui donne un peu raison : il faut savoir rester à sa place.