Je suis rompue de fatigue mais j’ai surtout sommeil. Cette nuit encore j’ai mal dormi. Depuis au moins un mois, je fais des cauchemars.
Toujours les mêmes.
Certaines nuits, je rêve que je suis de retour dans la salle des machines du Song of Limerick. Des bras musclés me retiennent pendant que la chaudière à vapeur s’emballe et que le navire coule.
D’autres nuits, c’est le commissaire Garretta qui revient dans mon rêve. Il fait sombre et je ne parviens pas à me localiser dans l’obscurité. Je me trouve peut-être parmi les tombes dans le cimetière à Prazeres. Je ne vois que les petits yeux glacials de Garretta sous le rebord de son chapeau et je perçois l’odeur âcre de poudre de son revolver. Le coup de feu continue de retentir dans mes oreilles.
Mais le pire de mes cauchemars est celui où j’attends le Chef devant une grande porte métallique. Il pleut, les heures passent et j’ai terriblement froid. J’essaie de me persuader que la porte ne va pas tarder à s’ouvrir. Mais au fond de moi, je sais que ça n’arrivera pas. Le Chef est enfermé derrière ce grand mur qui s’élève devant moi et la porte ne s’ouvrira pas.
Il m’arrive de pousser des cris en dormant. Une nuit, il n’y a pas si longtemps, le Chef s’est précipité dans ma cabine en brandissant une énorme pince à tubes. Il m’avait entendue et était persuadé que quelqu’un s’était introduit dans le bateau et était en train de me faire du mal. Ce qui aurait effectivement pu être le cas vu que nous nous sommes faits des ennemis dangereux à Lisbonne.
Je me souviens qu’il pleuvait quand nous sommes sortis pour aller dîner. Les lumières des lampes à gaz se reflétaient dans les pavés mouillés du quai. L’eau sale ruisselait dans les ruelles étroites de l’Alfama. Il faisait chaud à O Pelicano. Les habitués étaient serrés autour des tables rondes dans la salle enfumée. Plusieurs d’entre eux nous ont salués d’un hochement de tête ou d’un signe de la main. Des marins et des dockers, des filles de joie aux yeux cernés et des musiciens en manque de sommeil. Une imposante femme habillée en noir qui s’appelait Rosa chantait une chanson sur l’amour malheureux. C’était du fado, un genre de chansons caractéristique des quartiers pauvres de Lisbonne.
Malgré la réussite de l'atterrissage forcé, le maharadja était d'une humeur exécrable. [...]
En attendant l'équipe de sauvetage, le maharadja a sorti les vivres de survie : une glacière contenant du caviar de Géorgie et deux bouteilles de champagne Dom Pérignon.
Tout en travaillant, j’ai réfléchi à mon Underwood n° 5 et je sais maintenant à quoi elle va me servir.
Elle va m’aider à écrire la vérité.
Je vais écrire la vérité sur l’assassinat d’Alphonse Morro.
Il y a quelques jours, le Chef m’a fait cadeau d’une vieille machine à écrire. Une Underwood n° 5, modèle 1908.
Etre dupé n’est pas drôle, mais être trahi par quelqu’un qu’on considère comme un ami est affreux.
Rien n’avait changé. La prison était lugubre et silencieuse que dans mes souvenirs. La petite colline, envahie de chardons et d’herbe sèche, était toujours aussi sale. Mais le chant d’Ana donnait de la couleur à la grisaille. Il donnait de la beauté à la laideur.
Un navire constitue un petit monde à lui tout seul. Il a ses propres lois et sa propre manière de calculer le temps. Quand on assure le quart jour après jour, nuit après nuit, il est facile d’oublier qu’il existe un monde aussi en dehors du bateau.
-Peut-être ignores-tu que pour nous, les indiens, échanger son turban avec quelqu'un c'est une chose très importante. Selon la tradition, on ne le fait qu'avec son meilleur ami.
Il n’y a rien de pire que d’attendre un malheur inévitable. L’attente est plus angoissante encore que le malheur lui-même.