Dates, heures, minutes, quantités, taux, sommes... informations sèches quant à l'état physique ou moral, voilà le rendu brut de huit mois de condition ouvrière. Les chiffres envahissent, recouvrent les mots, semblent marteler corps et cerveau, l'étourdir comme le bruit incessant, assourdissant et irrégulier des machines. Chacun ainsi tendu vers son objectif de productivité n'a que peu le temps et l'énergie pour la solidarité. L'employé envahi par les chiffres devient pseudo-machine dont l'imperfection manuelle peut signifier une mise hors-service prochaine (débauchage, sous-paye, accidents). Comme si le numérique - déjà introduit dans l'usine comme un ver - amenait irrémédiablement à la déshumanisation. Comme l'explique
Günther Anders quelques années plus tard dans L'Obsolescence de l'humanité : dans le monde des machines, tant l'esprit que le corps humains deviennent une gêne... L'ouvrier n'est pourtant pas encore cette mécanique dépourvue d'humanité qu'on pourrait incorporer sous formes de chiffres dans des tableurs, mais bien une humanité empêchée, en suspens, prête à reprendre le dessus dès que possible. C'est ce miracle sans doute que perçoit
Simone Weil dans ces quelques moments inattendus, comme des rayons d'humanité perçant au travers des rouages, ces regards et sourires de compassion, ces gestes de fraternité, fondamentalement gratuits, une chaleur intense qui rendrait acceptable et presque digne cette vie d'usine qui se rapproche parfois tant de l'esclavage : l'effort merveilleux d'un Sisyphe qui chaque jour renouvelle sa lutte obstinée contre la déshumanisation.
En entrant à l'usine,
Simone Weil veut rompre avec la position de surplomb des intellectuels socialistes et communistes, bourgeois et hommes de livres et d'école venant faire la leçon dans les usines et dire aux hommes de main ce qu'ils doivent penser... qui ainsi les objectivisent tout autant que l'industrie. Il s'agit de renouer avec une philosophie pratique associant corps et esprit. L'enjeu la philosophe est d'éprouver dans le corps souffrant la configuration de l'univers mental de l'ouvrier. Derrière chaque parole vue comme grossière et simpliste, le râle d'une partie du corps douloureuse (on retrouverait ici l'écriture corporelle typique de ces autres Damnés de la Terre que sont les colonisés, telle que la décrit
Frantz Fanon). Expérience limite : à un certain seuil de fatigue physique, peut-on encore penser ? Giflé dans son égo, peut-on encore chercher le bien ? Se révolter, quand on est au sous près pour manger ? Expérience existentielle de sortie de soi (et non enquête de sociologie : Weil dénonce cette réticence du penseur à se mettre réellement à la place d'autrui), expérience christique de partage de la douleur, de rabaissement de soi… le Jésus qui entraîne l'adhésion de
Simone Weil n'est pas la figure théologique construite par l'Église mais la figure historique qui inspire les Évangiles, un homme qui rejoint et organise les opprimés, souffre avec eux pour lancer une révolte contre le colon romain et ses relais dans les instances judaïques.
Refusant l'opposition frontale et idéologique,
Simone Weil se situe plutôt dans un projet chrétien (ou simplement démocratique) de rapprochement des sensibilités : monde intellectuel, élites et ouvriers. Mais la tentative de dialoguer avec les patrons tourne court lorsque sa modeste proposition d'expérimenter une parole libre dans le journal d'entreprise (sorte d'ergonomie collective : permettre aux corps ouvriers d'extérioriser leurs troubles, de faire émerger des idées concrètes d'arrangement) se heurte à un refus catégorique d'un patron pourtant supposé progressiste : refus de voir discutée son autorité, diminué le pouvoir dû à son statut... C'est que la proposition est déjà profondément anarchiste : valoriser la parole de l'employé, c'est déjà remettre en question la verticalité de l'ordre et préparer la prise de décision collective. Elle semble y perdre ses illusions... L'exploitation des ouvriers n'est pas que le résultat d'un choix de mise en oeuvre favorisant des intérêts économiques. le mythe de l'échec de la construction de la Tour de Babel n'est peut-être pas tant celui de la divergence des langues que de l'impossible entente dans une société hiérarchisée à l'image d'une tour... Dans un article rapportant une discussion lunaire entre patrons au sujet des grèves,
Simone Weil se résout à un jugement catégorique : la plupart des dirigeants n'ont en fait aucune réelle envie de voir le monde s'améliorer et sont clairement drogués à la domination (préférant la ruine à la perte de privilèges). On peut là encore comparer la situation des ouvriers à celle des colonisés : dans son Discours sur le colonialisme,
Aimé Césaire met bien en évidence que l'intérêt du colon, de son aveu même, n'est pas seulement économique mais que la colonie permet la satisfaction de penchants sadiques et la valorisation d'une catégorie par l'assujettissement d'une autre. L'infériorisation d'un autre humain, le commandement autoritaire, donnent l'illusion, au colon tant qu'à un patron, d'être un être humain de nature supérieure.
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