En refermant ce livre, écrit en 1934 mais publié à titre posthume comme la plupart de son oeuvre, on est tenté de céder à la facilité mystique et se dire que
Simone Weil était une voyante, tant ses phrases collent, en un calque presque exact, avec notre temps. Ainsi cette phrase : « de nos jours toute tentative pour abrutir les êtres humains trouve à sa disposition des moyens puissants. » Plus loin : « Avec la grande presse et la T.S.F., on peut faire avaler par tout un peuple, en même temps que le petit-déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par-là même absurdes. » Entre la télé et Internet,
Simone Weil serait servie !
Mais ce serait faire injure à cette penseuse pleine de grâce et d'intelligibilité – respectant assez ses lecteurs pour s'en faire comprendre, lorsque d'autres « philosophes » de notre temps déglutissent une logorrhée indigeste et auto-contemplative – que de la réduire à des maximes faciles. En effet, érudite de premier ordre, elle poursuit un cheminement de pensée qui éclaire remarquablement le fonctionnement de nos civilisations occidentales tombées dans la marmite de l'ère industrielle.
Ère de la servitude commandée par une collectivité qui non seulement opprime mais encore gaspille, ce qui démontre sa vacuité : « Au reste les machines automatiques ne sont avantageuses qu'autant que l'on s'en sert pour produire en série en quantités massives ; leur fonctionnement est donc lié au désordre et au gaspillage qu'entraîne une centralisation économique exagérée ; d'autre part elles créent la tentation de produire plus qu'il n'est nécessaire pour satisfaire les besoins réels, ce qui amène à dépenser sans profit des trésors de force humaine et de matières premières. »
Pire, tel un monstre dévorant et esclavagiste : « Les machines ne fonctionnent pas pour permettre aux hommes de vivre, mais on se résigne à nourrir les hommes afin qu'ils servent les machines. »
Résultat : « Notre civilisation est envahie par un désordre continuellement croissant, et ruinée par un gaspillage proportionnel au désordre. »
Toutefois, la philosophe reste critique à l'égard de la pensée de Marx, « dont l'oeuvre enferme bien des contradictions » qu'elle nous expose, tout autant que l'esprit révolutionnaire qui plaît tant aux enfants de riches en mal de sensations fortes : « le mot de révolution est un mot pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui n'a aucun contenu. » Quant à la liberté que
Simone Weil défend, il ne s'agit pas d'une jouissance sans entrave : « La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l'action. »
Car seule une pensée véritable peut émanciper de l'oppression : « La société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans l'obligation de penser en agissant, a les plus grandes possibilités de contrôle sur l'ensemble de la vie collective et possède le plus d'indépendance. »
Un livre à mettre entre les mains de toutes les bonnes volontés…