L'Avant-Guerre Civile pose les base d'une théorie propre à l'auteur concernant les relations entre politique intérieure et conflits internationaux à fins de contrôle des populations et d'emprise sur les sociétés.
Réédité après 17 ans, cet essai politique fait montre, selon son éditeur, d'une étonnante lucidité. L'ouvrage se divise grosso modo en trois parties. La première pose les bases (les prémices) de la réflexion en présentant les appuis intellectuels classiques que Eric Werner appellera pour analyser les événements de l'époque de rédaction (1998). Parmi elles,
Clausewitz et sa théorie sur la Guerre, rédigée suite aux guerres napoléoniennes. Un premier tiers très intéressant, qui fait réfléchir et amène le lecteur à ses propres conclusions, avant même que la transposition à la situation "actuelle" ne soit mise en oeuvre par l'auteur. L'analyse de la désignation de "l'ennemi" permettant de construire une identité communautaire et surtout une solidarité au sein de la société n'est pas nouvelle mais est relativement bien présentée et explicitée. C'est là le principal intérêt de l'ouvrage, mais il atteint très rapidement ses limites. J'y reviendrais.
La deuxième partie se consacre à une application des prémices à la situation européenne, et plus précisément franco-suisse de l'époque de sa rédaction. Y sont analysés les phénomènes de l'immigration, du terrorisme (on est avant le 11 septembre 2001), du communautarisme... Ce deuxième (gros) tiers m'a laissé un arrière-goût très désagréable, de part ce qui y est écrit. Non pas que je rejette en masse les arguments et les conclusions de l'auteur (qualifiées de "pragmatiques"), mais je suis loin d'en partager la pertinence. Penser les phénomènes d'immigration et de montée du communautarisme en termes de conflit, et de causes d'opposition, me semble extrêmement dangereux car un glissement se fait tôt ou tard pour qualifier l'immigré d'ennemi. Or, l'ennem
i, on l'ostracise et on le combat pour l'annihiler (soit physiquement, soit intellectuellement en le changeant de façon totale, les deux étant possibles de façon concomitante comme lors de la dénazification post-1945).
La troisième partie, très courte (les 3 derniers chapitres et la conclusion) me semble totalement à part, se consacrant pour l'essentiel à des considérations de l'auteur sur la philosophie (il a été professeur de Philosophie Politique à l'université de Genève). J'ai trouvé cette partie plutôt hors de propos, pas vraiment reliée à ce qui précède. Peut-être est-ce dû à une certaine lassitude, je dois bien le reconnaître.
Lassitude, parce que l'ouvrage d'Eric Werner est construit de manière déroulante, un enchaînement
logique se basant sur des prémices desquelles on tire des conséquences qui s'imposent d'elles-mêmes. C'est là une construction intellectuelle typique de la philosophie classique, aristotélicienne. Et effectivement,
L'Avant-Guerre Civile est de ce point de vue là très bien construit, ses arguments conduisant à des conclusions
logiques, devenant elles-mêmes des arguments pour la suite.
Seulement voilà, le problème de ce genre d'écrit est que les prémices initiales doivent être soigneusement choisies si l'on ne veut pas passer à côté de quelque chose qui peut être essentiel. C'est là, à mes yeux, la principale faiblesse de l'essai d'Eric Werner: les auteurs sur lesquels se base son essai sont issus de la Grèce Antique (
Platon,
Eschyle...), des Lumières et de ceux qui les ont inspirés (Hobbes, Rousseau,
Montaigne...), des guerres napoléoniennes (
Clausewitz) ou sont les héritiers des conceptions issues de la première moitié du 20e siècle (Carl Schmitt...). Ces références classiques sont totalement déplacées, car ayant décrit des mécanismes en phase avec leur époque. Pour classiques qu'ils soient, ces textes n'ont aucune pertinence avec une société mondialisée articulée autour de pôles de puissance et où les rapports sont avant tout économiques. Pour faire clair, Eric Werner analyse la société européenne post-moderne avec des outils datés et donc inadaptés. Ses raisonnements n'en sont pas pour autant faux, mais ils sont biaisés.
Eric Werner semble penser les rapports entre sociétés en terme de conflit, à la manière d'un
Huntington conceptualisant un choc des civilisation à moindre échelle. Héritée de la conception classique de la Polis grecque (cités états dont la plus célèbre était Athènes), cette vision crée une dichotomie entre l'interne (la société, la cité) et l'externe (l'étranger, le "barbare"). Appliquée à nos jours, cette vision considère l'immigré comme un barbare, sa culture comme une menace, ce qui en fait donc un ennemi de la société. Si cette vision n'est pas erronée et trouve à s'appliquer très simplement dans à peu près tous les Etats du monde, elle est totalement dépassée lorsqu'on considère la société européenne, basée avant tout sur une unification/harmonisation économique et politique. La construction européenne a largement relativisé cette dichotomie entre "intérieur" et "extérieur". La cité "France" côtoie la cité "Allemagne", et toutes deux harmonisent leurs rapports économiques et dans une certaine mesure politique, tout en restant différenciées en conservant leur propre culture, leur propre langue, leur propre conception sociétale. Elles ne sont plus rivales au sens que ce mot pouvait prendre au 19e siècle ou au 20e siècle. Elles sont entrées dans une phase post-moderne, où toutes les conceptions classiques doivent être reléguées au passé, et où il faut repenser totalement les rapports entre sociétés, nations, Etats, populations.
Eric Werner semble penser à travers son essai que les Etats français et suisse (il n'est guère question que d'eux dans son ouvrage) créent les conditions d'une guerre civile tout en faisant en sorte qu'elle ne se déclenche pas. C'est là l'essence de cette théorie de
l'Avant-Guerre Civile. L'immigration "non contrôlée" (vieille arlésienne issue des années 1970-1980 qui n'a pas de réalité propre, puisqu'à ce jour, le système de visa, de permis de séjour et de travail n'est pas vidé de sa substance, bien au contraire) devient ainsi une arme des gouvernants contre la population, afin de désigner sinon un ennemi, au moins un bouc émissaire de ses malheurs. En se focalisant sur ce problème, la population ne voit pas le reste, et il se crée une fracture au sein de la société qui permet de mieux gouverner (diviser pour mieux régner) pendant que les populations sont opposées entre elles (elles ne regardent pas les gouvernants). Mais est-ce le cas? S
i on considère le prisme déformant des médias de 2015 en pleine période d'arrivées massives à travers la méditerranée, peut-être. Avec l'oeil du lecteur de 1998, certainement pas. Et en tout cas, certainement pas avec s
i on considère cette réflexion avec le regard du quotidien. Cette conception prête aux gouvernants une intelligence, une capacité d'anticipation. Or, ce n'est pas le cas. Depuis Pompidou (en France), nos gouvernants ne prévoient plus, ils réagissent. le phénomène de l'immigration et ses conséquences (loin d'être aussi graves que semble le penser Eric Werner, même si elles sont importantes) n'est pas prévu, planifié. le laisser-faire n'est pas une preuve d'anticipation par des hommes politiques plus préoccupés par leur maintien au pouvoir que par les idées supérieures que sont la Société ou l'Etat.
Bref, vous l'aurez compris, je ne partage pas l'avis d'Eric Werner, et je pense que sa théorie, même si elle est très intéressante, est beaucoup trop limitée et datée. Son commentaire dans sa préface affirmant que son ouvrage n'avait pas besoin d'une réécriture même 17 ans après sa première publication démontre que l'auteur n'a pas pris la mesure des évolutions de notre société, Française, Suisse ou européenne. S'attachant beaucoup trop aux conceptions clausewitziennes
de la Guerre, Eric Werner passe largement à côté (ou en tout cas ne fait que frôler) les évolutions du conflit armé au 21e siècle, pourtant préfigurés par les guerres de la seconde moitié du 20e siècle (Vietnam, décolonisations, Afghanistan 1980...) où les Etats ne s'affrontent plus que par groupes interposés. Eric Werner aurait énormément bénéficié des analyses de
Gérard Chaliand, le meilleur analyste européen de l'essence
de la Guerre et de ses formes, au lieu de se scléroser sur un théoricien du début du 19e siècle qui n'a même pas achevé son ouvrage (décédant avant, ses notes étant mises en formes par son épouse et ses héritiers). Quant à la vision des sociétés que fournit Eric Werner, elle me semble totalement à côté de la réalité, formée par des auteurs essayistes qui ne semblent pas se baser sur la sociologie, y compris politique, pour formuler leurs concepts.
L'Avant-Guerre Civile est donc un ouvrage qui reste intéressant pour la réflexion qu'il provoque, mais dont les raisonnements et les conclusions semblent trop fragiles car se basant sur des prémices datées et inadaptées. Ses arguments, pour pertinents qu'ils soient en terme de
logique, n'en sont pas moins atteints d'une faiblesse mortelle, car faisant appel à des notions incompatibles avec nos sociétés post-modernes fondées sur la volonté de faire fructifier les échanges économiques, l'encadrement par le droit et la bureaucratie, et faisant tout pour éviter que ne se déclenchent à nouveau des conflits armés dans l'espace où elles se sont construites.
Pax Romana, Pax Ecclesia, Pax Europaea semblent être des termes échappant totalement à l'analyse de Eric Werner, de même que les concepts de Paix Perpétuelle pourtant posés par
Kant en 1795. Après avoir su faire la guerre, il faut savoir faire la paix... ce que ne semble pas prêt à envisager cette Avant-Guerre Civile".