Partout, des êtres humains effectuaient de longues journées de labeur dans des hangars sans fenêtres ou des baraques prêtes à s’effondrer, afin que des gens beaucoup plus riches qu’eux puissent s’acheter des tee-shirts à cinq euros, du gratin de poisson surgelé à trois euros vingt-cinq et des tuyaux plastique peints avec des produits toxiques pour un billet de dix. Souvent, ces personnes-là touchaient un salaire journalier qui n’aurait pas suffi à payer un café chez Siiri.
—... tu as cinquante-neuf ans, Rafa. N’as-tu jamais appris que la personne que nous montrons en public et celle que nous sommes en privé sont deux entités totalement distinctes ?
—Oui. Nous avons même bien plus de visages que ces deux-là. Et j’ai aussi appris qu’aucun d’entre eux ne détient la vérité à lui seul. Pas plus qu’il n’est entièrement mensonger. S’il existe une vérité sur notre compte, chacun de nos visages en révèle une partie.
Nous ne savons jamais à quel moment il est trop tard pour dire un mot gentil.
- En ce moment je ne suis personne. Mais autrefois, j’étudiais la médecine à Alep.
- C’est vous, les estivants. Vous arrivez pour la Saint-Jean et vous disparaissez au mois d’août quand le vent se lève. Comme les moustiques.
"Triton ?" avait demandé Lindell, profitant d'une pause dans le flot de paroles du voisin. Ça le vexait d'être obligé de poser la question, c'était un accord ou un intervalle, mais il ne savait plus lequel. "Quarte augmentée, avait répondu Brander. Trois tons entiers, en montant ou en descendant, peu importe. L'intervalle du diable, prohibé depuis le Moyen Age jusqu'aux Lumières. Ça fait un peu le même effet que dans L'Exorciste, quand Linda Blair dévale l’escalier en faisant le pont" avait-il expliqué, ajoutant qu'il avait décidé de nommer ainsi sa nouvelle maison, peut-être pas dans les registres du cadastre mais pour son usage personnel et celui de ses amis.
L'interprétation juste supposait un travail acharné, le talent n'était jamais qu'un minuscule alevin dans l'immense océan de la musique.
S’essayant à l’autodérision, il pensa que s’il était un personnage de roman, il reprocherait à son auteur de l’avoir conçu sans lui donner une histoire à vivre, une histoire digne de ce nom, une histoire qui ait un sens ; et cette pensée lui rappela un aphorisme qu’il avait lu quelque part : la vie humaine est la réponse à une question posée par personne.
- C’est normal. On n’a jamais été aussi nombreux sur terre, alors les talents sont forcément plus nombreux aussi.
Gentz acquiesça.
- Léonard et Galilée étaient des génies dans un monde de quelques centaines de millions d’habitants. Il n’est pas certain qu’ils aient été des génies aujourd’hui. Ils auraient peut-être trouvé leur maître. Ou leur maîtresse.
Qu’arrive-t-il à nos yeux et à nos oreilles quand nous vieillissons ?