Puis les sanglots et les larmes s'apaisèrent et l'étreinte des frères se relâcha. Micha recula pour s'essuyer le visage avec un pan de sa chemise. Brisé par le vin et l'émotion il avançait de biais, tel un ours. Nathalie, encore sous le choc de ces récits, lui tendait son mouchoir. Micha contempla avec curiosité le joli petit morceau de soie brodée aux initiales de sa belle-soeur et le lui rendit.
- C'est une nappe qu'il me faudrait, dit-il.
Il ne subsiste vraiment plus rien de Baïgora. Mais les lieux et les personnes existent tant qu'on pense à eux. Quelque chose de ce qu'ils ont été palpite encore et me les rend mystérieusement proches. Grâce au "Livre des Destins".
Nathalie et moi avons donné un concert : Mozart et Beethoven au programme. "En musique les nationalités n'existent pas", a plaidé Nathalie pour excuser ce choix résolument germanique.
Des petites pluies fines d'été qui rafraichissaient l'air et redonnaient vie aux plantes. Les prairies parurent plus vertes et sous les arbres le sable des allées était encore mouillé. Nathalie sautait d'un pied nu sur l'autre pour éviter les flaques et préserver ainsi ses espadrilles neuves.
Et toujours revenait la même et douloureuse question : moins d'indifférence de sa part aurait-il changé quoi que ce soit à la fin tragique de son mari?
L'expression « chercher ses racines » m'exaspérait. Moi, ce que je voulais, c'était les inventer dans mon propre sol. Mes racines, ce serait mon travail.
Parfois, rarement, il m'arrivait de jeter un coup d'œil loin, très loin derrière moi.
Quand il a choisi de devenir français, il a tourné le dos non seulement à son pays d'origine, mais à ses traditions et à ses souvenirs, s'interdisant ainsi toute nostalgie. Sa vie d'homme à construire l'intéressait beaucoup plus que son passé si riche et romanesque fût-il. Il regardait devant lui, pas derrière. Et il est mort trop jeune pour atteindre l'inévitable moment où l'on ressent le besoin de se retourner sur son passé et peut-être d'en transmettre quelques bribes.
Une poignée de gens jetés comme tant d'autres dans la tourmente de l'Histoire, ma famille.
Ma propre vie m'intéressait bien plus que le passé de mes deux familles, la française et ce qui restait de la russe. J'entrai dans l'âge adulte en courant, soulagée de quitter l'enfance, impatiente de connaître d'autres gens, d'autres lieux. Se réaliser à travers un travail me semblait la seule chose vraiment sérieuse.
Et puis les années passèrent. De temps à autre, il se trouvait quelqu'un pour s'étonner de mon indifférence. Comment pouvais-je ne pas être plus curieuse de ma « prestigieuse famille » ? « oublier que mon père était prince » ? N'avais-je donc pas envie de connaître la Russie, la « terre sacrée de mes ancêtres » ? Mon absence de nostalgie passait au mieux pour une pose, au pire pour de la stupidité ou de l'inculture. Il est vrai que je n'étais pas du genre à m'attendrir en feuilletant des albums de photos de famille, ni à revenir sur la terrible maladie de mon père et sur sa mort à quarante-six ans.