Jamais je n'oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée.
Jamais je n'oublierai cette fumée.
Jamais je n'oublierai les petits visages des enfants dont j'avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet.
Jamais je n'oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours ma foi.
Jamais je n'oublierai ce silence nocturne qui m'a privé pour l'éternité du désir de vivre.
Jamais je n'oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du désert.
Jamais je n'oublierai cela, même si j'étais condamné à vivre aussi longtemps que Dieu lui-même. Jamais.
J'ai vu d'autres pendaisons. Je n'ai jamais vu un seul de ces condamnés pleurer. Il y avait longtemps que ces corps desséchés avaient oublié la saveur amères des larmes.
Seuls ceux qui ont connu Auschwitz savent ce que c'était. Les autres ne le sauront jamais.
Au moins comprendront-ils ?
Préface de l'édition 2006
L'oubli signifierait danger et insulte. Oublier les morts serait les tuer une deuxième fois. Et si, les tueurs et leurs complices exceptés, nul n’est responsable de leur première mort, nous le sommes de la seconde.
Béni soit le nom de l'Eternel !
Pourquoi, mais pourquoi Le bénirais-je ?
Toutes mes fibres se révoltaient. Parce qu'Il avait fait brûler des milliers d'enfants dans ses fosses ? Parce qu'Il faisait fonctionner six crématoires jour et nuit les jours de Sabbat et les jours de fête ? Parce que dans Sa grande puissance Il avait créé Auschwitz, Birkenau, Buna et tant d'usines de la mort ? Comment Lui dirais-je :
"Béni sois-Tu, l'Eternel, Maître de l'Univers, qui nous a élus parmi les peuples pour être torturés jour et nuit, pour voir nos pères, nos mères, nos frères finir au crématoire ? Loué soit Ton Saint Nom, Toi qui nous as choisis pour être égorgés sur Ton autel ?"
Les absents n'effleuraient même plus nos mémoires. On parlait encore d'eux - "qui sait ce qu'ils sont devenus?" - mais on se souciait peu de leur destin.On était incapable de penser à quoique ce soit. Les sens étaient obstrués, tout s'estompait dans un brouillard. On ne se raccrochait plus à rien. L'instinct de conservation, d'auto-défense, l'amour-propre - tout avait fui.
Parfois on me demande si je connais "la réponse à Auschwitz"; je réponds que je ne la connais pas; je ne sais même pas si une tragédie de cette ampleur possède une réponse. Mais je sais qu'il y a "réponse" dans responsabilité.
Lorsqu'on parle de cette époque de malédiction et de ténèbres, si proche et si lointaine, "responsabilité" est le mot clé.
Si le témoin s'est fait violence et a choisi de témoigner, c'est pour les jeunes d'aujourd'hui, pour les enfants qui naîtront demain : il ne veut pas que son passé devienne leur avenir.
(Préface)
Oublier les morts serait les tuer une deuxième fois.
« En quelques secondes nous avions cessé d’être des hommes »
Le pain, la soupe - c'était toute ma vie. J'étais un corps. Peut-être moins encore : un estomac affamé. L' estomac, seul, sentait le temps passer.