"Ainsi tu fus à moi dans l'illusion d'un rêve ;
En dormant on est roi, au réveil tout s'achève."
(
W. Shakespeare, Sonnet 87)
C'est un fameux canular littéraire, que nous a concocté
Oscar Wilde !
Shakespeare nous a laissé quelques 154
sonnets, dédiés à deux énigmatiques personnes. Les 126 premiers s'adressent à un beau jeune homme, "Mr. W.H.", les autres à une certaine "Dark Lady". Et comme à chaque fois que l'évidence n'est pas servie sur le plateau, les suppositions vont bon train. le candidat le plus probable à l'identité de "W.H." est William Herbert, 3e comte de Pembroke, protecteur et mécène de
Shakespeare. Quant aux prétendantes au titre de la Dark Lady, elles sont aussi nombreuses que les prétendants à l'identité de
Shakespeare lui-même.
Mais ici c'est le mystérieux W.H. qui intéresse Wilde.
Sa nouvelle s'inscrit bien dans l'époque victorienne, qui a haussé le Grand Will sur le piédestal d'un demi-dieu. Mais les découvertes de documents authentiques concernant
Shakespeare n'allaient pas forcément toujours avec l'image du Cygne de l'Avon créée par des bardolâtres, alors d'un côté on commence à douter des capacités littéraires de Will de Stratford, et de l'autre on se met à interpréter ses oeuvres de façon autobiographique, qui fera par la suite plus de mal que de bien à cet héritage littéraire. C'est aussi l'époque de nombreux faux documents censés "prouver" aux sceptiques que l'on peut être à la fois un négociant en malt, prêteur à crédit et l'auteur de quelque chose comme "
Hamlet" ou "
Jules César". Shylock et Prospero en une seule personne.
L'idée de Wilde est née des débats littéraires avec son ami
Robert Ross, et l'histoire a été publiée pour la première fois en 1889 dans le Blackwood Magazine. Ce fut un scandale. La prude Angleterre victorienne s'est soulevée contre l'inacceptable idée que son barde national puisse être amoureux d'un homme, et le texte était ensuite refusé par tous les éditeurs. Pendant l'emprisonnement
De Wilde à Reading, le manuscrit a mystérieusement disparu, pour ne réapparaître qu'en 1920 aux Etats-Unis.
Ce livre, où Wilde nous "dévoile" l'identité de W.H., se trouve donc quelque part entre un essai sérieux et un amusant jeu littéraire. Avec beaucoup de légèreté et d'esprit, l'auteur nous propose une admirable réflexion sur les
sonnets, tout en montrant comment la frontière entre la recherche sérieuse et la fiction peut être parfois ténue.
Le narrateur (dont on ne saura jamais le nom) discute de falsifications littéraires avec son ami Erskine, et celui-ci en profite pour lui raconter une drôle d'histoire.
L'histoire de son ami Cyril Graham, qui a étudié avec acharnement les
sonnets pour y découvrir la véritable identité de W.H. : ce serait un jeune acteur de la troupe de
Shakespeare, Willie Hughes. Erskine explique la théorie de Graham sans pourtant la croire, car le maillon essentiel manque : une preuve palpable que ce jeune homme, Willie, eût vraiment existé.
Cyril Graham va payer cher son désir de prouver à tout prix sa vérité à Erskine : une tentative désespérée avec un faux portrait de W.H. va le mener jusqu'au suicide, quand Erskine découvrira la supercherie.
Toute cette histoire n'est qu'une curieuse et triste anecdote, mais notre narrateur succombe au charme de la théorie de Graham, et se penche à son tour sur les
sonnets. Dans l'analyse textuelle détaillée (Wilde utilise en tout 36
sonnets, la dédicace et une partie de "A Lover's Complaint" ; un tel appât doit déjà être pris au sérieux !) il va trouver un grand nombre de preuves confirmant la théorie de Graham, l'affinant encore par ses propres découvertes. Il rapporte à Erskine ses conclusions, mais à la fin il commence à s'en méfier lui-même. Trop tard. Maintenant, c'est Erskine qui est à nouveau ensorcelé par la théorie, entreprend de trouver la preuve définitive de l'existence de W.H., et l'histoire glisse doucement vers sa fin surprenante...
Wilde ne travaille pas vraiment ses personnages, son but est de saisir l'interprétation d'une oeuvre de fiction. Comme si la langue de l'interprétation était le véritable héros de sa nouvelle. le procédé est toujours identique : la théorie d'abord, qu'on va ensuite astucieusement imbriquer dans l'ensemble des
sonnets, pour que cela "colle". Et cela colle tellement que l'on se laisserait facilement séduire à notre tour ; c'est d'ailleurs le dangereux principe de toute théorie complotiste.
Sur quelques pages, Wilde fait passer tous les "pour" et les "contre" du langage de l'interprétation, en tendant deux irrésistibles pièges au lecteur.
Le premier nous fait réaliser que quoi qu'on puisse dire ou penser de sa nouvelle, on arrive toujours aux mêmes figures rhétoriques dont Wilde se moque. Comme si le "portrait" devenait un miroir au lecteur.
Et le deuxième, moins subtil mais d'autant plus drôle, est la fin. L'histoire insinue clairement que les jours de celui qui connait en détail la théorie de Cyril Graham sont comptés.
Voilà pourquoi je n'ai d'autre choix que de vous déconseiller fermement cette lecture, ce qui est fort dommage, car on apprend un tas de choses bien intéressantes sur les
sonnets et les coulisses du théâtre élisabéthain. 4,5/5 pour l'agréable moment en compagnie
De Wilde, hélas, si cher payé, et me voilà heureuse de pouvoir finir au moins cette cr