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Laura Derajinski (Traducteur)
EAN : 9782351782101
288 pages
Gallmeister (18/08/2022)
3.84/5   46 notes
Résumé :
Le Big Dry, dans le Montana. Des hautes plaines âpres et presque vides frappées par la sécheresse, auxquelles des hommes durs à la tâche s’obstinent à arracher de quoi survivre. C’est dans ce monde qu’a grandi Joe Wilkins, élevé après la mort précoce de son père par une mère qui avait renoncé à ses rêves d’aventure pour suivre l’homme qu’elle aimait, et un grand-père qu’on pourrait croire tout droit sorti de la conquête de l’Ouest. À travers son histoire et celles d... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (16) Voir plus Ajouter une critique
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**** Rentrée littéraire #7 ****

« La montagne et les pères » explore la vie des garçons dans le monde aride et dur au nord des monts Bull, dans l'Est du Montana. Une région touchée par la sécheresse que les gens surnomme Big Dry. Une terre qui mâche petits et grands.

Dans son nouveau roman, Joe Wilkins nous plonge dans le paysage impitoyable de sa jeunesse, dans une série de vignettes nostalgiques tirées de souvenirs d'enfance vifs et souvent violents. « Les montagnes et les pères » est un portrait merveilleusement rendu d'une vie rurale d'une beauté saisissante et d'une recherche obsédante de ce que signifie être un homme dans l'Ouest américain.

Joe Wilkins est né dans ce monde. Ses mémoires s'ouvrent sur une scène dans laquelle son père vient de mourir. Wilkins est tout juste âgé de neuf ans. Nous le rencontrons au milieu de la nuit, jeune garçon sorti du sommeil pour dire son dernier adieu dans un hôpital stérile à un homme de plus en plus éloigné, alors qu'il menait ses propres combats contre le cancer et ses douleurs. Après la mort prématurée de son père, Joe sera élevé par une jeune mère et un grand-père âgé.

Joe Wilkins dévoile ici son enfance dans le Montana ou le Big Dry, au coeur de paysages dignes de Western, rappelant les conquêtes des grands espaces, le liberté, les mythes fondateurs américains. Et même si Joe ne colle pas aux stéréotypes virils de la région et ne rêve que d'une chose, s'en éloigner, l'amour qu'il porte à la nature et aux paysages est palpable à travers son écriture. On est transporté, on en prend plein les yeux. Sublime !

Wilkins est un poète et chaque chapitre court livre les rythmes et la chanson de la meilleure écriture. Ce qui est encore plus remarquable, c'est que ces poèmes de chapitre/prose construisent subtilement un récit remarquable qui prend de l'ampleur et offre à la fois l'espoir et la tragédie dans un même souffle.

Tout est une question de terre, ou plus exactement de racines, aux sens propre et au figuré. Celles qui ramènent Joe sur ces terre infertiles du Big Dry dans l'Ouest américain, celles qui étirent un lien indéfectible entre son grand-père, homme délicat au large stetson, son père est ses propres enfants, Walter et Edith Marylin. Tous Wilkins du Montana. Quand le temps s'étire et que la mort frappe, que reste-t-il ? Toute une histoire ramenée à des bribes que l'auteur, désormais professeur de faculté, sème comme autant de petits cailloux, sur les chapitres de sa mémoire.

Joe Wilkins nous livre un superbe roman, planté dans une époque qui paraît hors de notre siècle, un univers magnifique et violent à la fois que capte, émerveillé, un petit gars du grand Ouest aux ailes de géant. À lui les rêves d'un ailleurs auquel sa mère, renonçant aux siens, donnera corps en lui ouvrant les portes de l'Université. S'engage alors un voyage à rebours, en quête d'un père trop tôt disparu.

Une quête de soi touchante, poignante, qui trouvera un écho chez quiconque a connu des difficultés ou une perte.


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Encore sous le charme de Ces montagnes à jamais, l'arrivée d'un nouveau Joe Wilkins (écrit des années avant, mais inédit en France) n'était pas pour me déplaire. Pas d'approche romanesque dans La montagne et les pères, mais un récit autobiographique sur une jeunesse au coeur du Montana.

« Nous ne devons jamais oublier comment étaient nos contrées de l'Ouest et ce qu'elles sont aujourd'hui. Et nous devons partager ces histoires-là, les vraies et les nouvelles ». Alors Wilkins les partage, déployant toutes les variations possibles de « Je me souviens… ».

On est ici à Melstone, dans le Big Dry, à l'est du Montana, une zone aride d'élevage au pied des Bull Mountains où grandit le jeune Joe Wilkins. Un père qui meurt d'un cancer lorsqu'il a 9 ans, une mère qui se démène pour élever son enfant, et c'est le grand-père qui devient la figure paternaliste pour le jeune Joe.

« Ton père est mort, ton grand-père est vieux et tu te dis que tu fais simplement ce qu'est censé faire un homme. Tu prends soin des champs, tu protèges le troupeau ».

De cette jeunesse rurale américaine, ressortent tous les incontournables du genre : la chasse, l'élevage, la bière au Sportsman bar… Et la nature, magnifiée sous les mots de Wilkins quand il décrit la senteur de l'armoise, les prairies aux touffes de tussack sec ou les buissons d'aronias aux baies si saines.

C'est un livre d'abord intime, pudique, intimiste. Presque trop pour que le lecteur y entre vraiment. On feuillette cet album des souvenirs de famille avec le sentiment d'être un peu voyeur, pas totalement emporté.

Et puis, Wilkins s'éloigne de son récit pour en venir à son sujet : la terre, la filiation, les pères, les racines et ce qui nous lie à un lieu. Là, l'émotion survient, l'intérêt reprend et le thème fait mouche.

Il dit ce rapport à la terre si particulier qu'ont les gens du Montana et ce sentiment d'échec face à cette spoliation lente mais inexorable qui ne dit pas son nom : celle directe des Indiens autrefois ou indirecte à coups de dollars des paysans aujourd'hui. Et déplore de n'avoir lui non plus rien pu y faire : « Il y a quinze ans, j'ai quitté le Big Dry (…) En fin de compte, je n'ai pas été à la hauteur de mon lieu de naissance. »

Un livre à deux vitesses donc, pudique, poétique et testimonial, dédié aux pères dont nous voulons croire que dans leurs vallées désormais apaisantes, ils nous regardent et nous veillent, plus qu'ils ne nous jugent.
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De retour dans le Montana

Avec La montagne et les pèresJoe Wilkins s'éloigne du nature writing pour nous offrir un roman d'apprentissage qui débouche sur des questions existentielles. Sur la justesse de nos choix, sur la force des racines, y compris dans une nature hostile.

À l'heure de raconter sa vie, Joe Wilkins se plonge dans ses souvenirs, essaie de démêler ce que tient du vécu et de la légende, d'une sensation ou du rêve. Mais ce dont il se souvient parfaitement, c'est de ce jour où il a dû grimper dans la voiture de son grand-père, serré contre son frère, à côté de sa soeur aînée pour aller jusqu'à l'hôpital accompagner son père dans la mort. Il se souvient de la famille en pleurs et des trop courtes années avec lesquelles il aura pu partager des souvenirs avec lui, notamment lorsqu'ils allaient chasser ensemble. Il se souvient aussi des escapades avec son frère dans ce coin de l'est du Montana, le Big Dry. La nature désertique y a fait fuir la plupart des habitants, la compagnie ferroviaire y a même récupéré rails et traverses pour ne laisser que la saignée de la voie ferrée. Mais c'est là, aux côtés du grand-père qu'il a grandi et qu'il a appris à survivre. Au sein d'une famille unie que se mère tenait à bout de bras: «ma mère est mère et père et Dieu, et ma soeur avec son maquillage et poster de Jon Bon Jovi en veste de cuir est une adolescente et mon frère aux yeux ensommeillés est un enfant, et je suis un enfant: blondinet et aimé, un garçon que tout émerveille et que tout désoriente, déjà trop grand pour mon jean d'occasion, avide de connaître ce jour nouveau.»
Le chapitre suivant, remontant le temps, va être consacré à sa mère, à son parcours, ses rêves d'évasion et à sa rencontre avec celui qui deviendra son père et ses différentes affectations qui les mèneront de Seattle jusqu'au Big Dry. Suivront une galerie de personnages qui ont croisé et formé le narrateur. de Keith Nelson, le voisin qui lui parlait comme un homme en lui offrant des montagnes de cheeseburgers, Pa Peters, le vieil homme qui connaît les meilleurs endroits pour pêcher, coach Drease qui va en faire son chouchou, l'oncle de Caroline du Nord Clifton Wilkins, le gros Donnie Laird qui a réparé le panneau de basket, la tante Edith Freeman qui lui a fait découvrir le restaurant chinois ou encore leur prof Frank Hollowell, sans oublier les histoires du grand-père.
Dans les trois parties suivantes, Joe Wilkins va procéder par cercles concentriques et élargir son horizon. Il se sociabilise et revient sur ses amis et connaissances, sur ses professeurs, sur les gens qui ont croisé sa route et lui ont permis de se construire et de prendre le large au sens propre comme au sens figuré.
Ce roman d'apprentissage autant que d'hommage à ses parents va le conduire jusqu'à la transcendance, jusqu'à ces questions existentielles comme celle sur la théodicée, c'est-à-dire «les interrogations et les explications, les luttes contre ce qu'il faut comprendre comme la justice divine, le fait qu'un Dieu bon et omniscient ait choisi ceci pour certains d'entre nous, et cela pour d'autres, qu'il ait dit: “Je vous donne la vie. À vous, je donne la vie. Et à vous, je donne la douleur.”» Oui, le nature writing réserve bien des surprises!


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Ce récit autobiographique, outre ses qualités littéraires, nous offre la vision de grandes plaines balayées par le vent, le parfum de l'oignon sauvage et de l'armoise ainsi que des ciels immenses emplis d'étoiles.
Plus encore que dans la fiction, on perçoit l'exotisme du western, le grand père au visage buriné par le soleil portant un large Stetson, les kilomètres de clôture et les cowboys qui rassemblent le bétail.
Joe Wilkins a grandi  dans cette région impitoyable et dure, au nord des Bull Mountains, dans l'est du Montana, une région touchée par la sécheresse appelée Big Dry, sur les terres gagnées à la sueur par son grand père.

A l'âge de neuf ans, il perd son père atteint d'un cancer mais grandit au sein d'une famille unie que sa mère tient à bout de bras: " Ma mère est mère et père et Dieu, et ma soeur avec son maquillage et poster de Jon Bon Jovi en veste de cuir est une adolescente et mon frère aux yeux ensommeillés est un enfant, et je suis un enfant: blondinet et aimé, un garçon que tout émerveille et que tout désoriente, déjà trop grand pour mon jean d'occasion, avide de connaître ce jour nouveau.»
Sa mère a fait des études et souhaite que ses trois enfants aillent à l'université et quittent cette région si austère et ce travail de la terre si pénible. le grand père, tout en se battant sans cesse pour son ranch, les encourage également à découvrir d'autres horizons.

Le narrateur /auteur éprouve des sentiments contradictoires  lorsqu'il se tourne vers son passé. Se percutent la nostalgie du paradis perdu de l'enfance et la réalité cruelle de la pauvreté, de l'exclusion et d'une solitude intérieure.
Dans des chapitres courts mais qui vont en s'etoffant, il alterne des anecdotes sur les bêtises de l'enfant puis de l'adolescent et sa quête de pères de substitution. La figure du grand père, à laquelle vont s'ajouter des pères épisodiques comme des professeurs, un entraîneur sportif, un ami du père mort, sert de point d'ancrage et ces substituts se montreront tous positifs dans l'évolution du jeune garçon.
L'horizon d'attente suggéré par le titre n'est pas démenti, même si l'on devine derrière l'évocation de ces figures au pluriel , la culpabilité d'un fils qui ne se souvient pas de son père singulier.

"J'ai passé toute ma vie dans ces plaines du Montana et j'ignore pourquoi, mais ça ne m'a jamais suffi. Je sais que je ne m'intègre pas très bien ici- je n'ai rien d'un cowboy et je ne souris pas très facilement aux filles-, mais c'est plus que ça. Dans les histoires que me racontent ma mère et mon grand père, dans les livres que je lis, il existe d'autres façons de vivre dans ce monde, d'autres mondes. "
Le sentiment de sa différence se montre également fondateur. En expliquant ses efforts pour s'intégrer, il souligne sa singularité mais évoque également les moments agréables de complicité et d'amitié. le souvenir des excès ( de vitesse, d'alcool, de provocations diverses) est souvent idéalisé puisqu'il signifie l'énergie de la jeunesse et la fougue de l'adolescence.

A la fois nature writing, récit autobiographique et hommage à sa famille, ce roman d'apprentissage  débouche sur des interrogations religieuses et existentielles :
" La theodicée , c'est ainsi que l'appellent les croyants : les interrogations et les explications, les luttes contre ce qu'il faut comprendre comme la justice divine, le fait qu'un Dieu bon et omniscient ait choisi ceci pour certains d'entre nous, et cela pour d'autres, qu' il ait dit :" Je vous donne la vie. A vous, je donne la vie. Et à vous, je donne la douleur.
Peut-on avoir confiance en un Dieu aussi capricieux et aussi malveillant ? Et qu'en est-il alors de nos pères et de nos mères, nos premiers dieux, les plus puissants ?"

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Éclaté, ce livre est une mosaïque d'instants, de souvenirs que Joe Wilkins tente de réunir, d'apprivoiser. Il relate son enfance, son adolescence, son père absent et ses pères de substitution, dans l'ombre de la montagne et au milieu de l'herbe trop sèche, balayée par les vents brûlants et roussie par le soleil trop fort. Porté par une rude poésie, ce récit étoilé est précieux, hommage aux racines, au Wyoming et à ceux qui y vivent envers et contre tout (plus de détails : https://pamolico.wordpress.com/2022/08/24/la-montagne-et-les-peres-joe-wilkins/)
Lien : https://pamolico.wordpress.c..
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Citations et extraits (14) Voir plus Ajouter une citation
La théodicée, c'est ainsi que l’appellent les croyants: Les interrogations et les explications, les luttes contre ce qu'il faut comprendre comme la justice divine, le fait qu'un Dieu bon et omniscient ait choisi ceci pour certains d'entre nous, et cela pour d’autres, qu'il ait dit: “Je vous donne la vie. À vous, je donne la vie. Et à vous, je donne la douleur.”
Peut-on avoir confiance en un Dieu aussi capricieux et aussi malveillant? Et qu'en est-il alors de nos pères et de nos mères, nos premiers dieux, les plus puissants ? p. 272
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PROLOGUE
La nuit
Ce dont je me souviens, sans hésitation, c’est de l’obscurité.
Ce dont je me souviens, c’est d’être tiré de l’obscurité du sommeil par mon grand-père – je ne vois que le large bord sombre de son chapeau en feutre gris – et d’être délicatement installé sur la housse en peau de mouton de la banquette arrière dans l’Oldsmobile de mes grands-parents. Ce dont je me souviens, c’est de mon frère cadet, son petit corps tiède contre moi, et au-delà, ma sœur aînée, son dos droit et son absence de sourire. Elle a treize ans et elle comprend ce qu’il se passe, elle a enfoui son visage entre ses mains. Ce dont je me souviens, c’est d’être tiré de l’obscurité du sommeil et plongé dans l’obscurité d’une profonde nuit d’hiver, dans l’est du Montana.
Ce dont je me souviens, c’est des phares de l’Oldsmobile creusant l’obscurité, trouant l’espace devant nous : les deux voies de l’autoroute, les bras des peupliers dans l’hiver, l’éclat soudain d’un escarpement de grès et les Bull Mountains en arrière-plan. Mon grand-père appuie-t-il doucement sur la pédale de frein alors que nous filons sur les lacets au-dessus de la rivière ? À qui sont ces yeux jaunes près du fossé ? Un lièvre ? Une moufette ? Un coyote, peut-être ? Mon frère s’est-il mis à pleurer, lui aussi ? Je ne sais pas, je ne sais pas – je vois un peu dans l’obscurité, mais pas très loin.
Ce dont je me souviens, c’est d’un prêtre aux yeux secs vêtu d’une soutane noire qui enlace ma mère éplorée. Sommes-nous allés dans une pièce voisine ? Ou mon père a-t-il été roulé jusqu’à nous ? Je ne sais pas, je ne m’en souviens plus, mais peu importe, il est bien là – mon père, immobile et froid, sur une table métallique. Le prêtre se penche au-dessus de lui, ses fines lèvres bougent et récitent une prière. Une part de moi-même voudrait affirmer qu’il plonge deux doigts dans un petit flacon au large goulot et dessine une croix à l’huile sur le front paternel. Une part de moi-même voudrait affirmer qu’à la lumière des néons de l’hôpital, je vois luire la croix d’huile.
Ce dont je me souviens, c’est de ma mère qui touche mon père, ses mains partout sur ce corps jaune chimique : ses bras maigres comme des bâtons et son visage enflé, son crâne chauve et son torse enfoncé. Ce dont je me souviens, c’est de nous tous, en pleurs, même mon grand-père. Ce dont je me souviens, c’est que tout ceci est trop insoutenable.
Nous partons. Ou bien mon père est emporté. J’ignore comment, mais nous ne sommes plus au même endroit que lui, ou au même endroit que son corps, et nous sommes effondrés sur des chaises d’hôpital en plastique. Nous pleurons encore, plus doucement à présent, nos mains inutiles et aussi étranges que des ailes dans la lumière trop puissante de cette pièce. Nous y restons quelques minutes ou quelques heures. Je ne sais pas. Mais qu’il ait été emporté ou qu’il ait toujours été dans une autre salle, après ces quelques minutes ou ces quelques heures, nous nous levons tous pour aller le voir une dernière fois – même mon petit frère, dont les respirations humides résonnent à présent comme de minuscules cloches chagrines – et je ne me lève pas, je ne quitte pas ma chaise pour les suivre. Je ne vais pas voir mon père. Tous les autres y vont. Pas moi. Je suis triste et apeuré, et ils me laissent ainsi.
Suis-je seul à cet instant ? Il me semble que je suis seul, je me vois seul. Me laissent-ils vraiment dans cette salle anonyme d’hôpital ? Le prêtre reste-t-il avec moi ? Ou une infirmière mince et affairée ? Je ne m’en souviens pas.
Il y a tant de choses dont je ne me souviens pas.
Et une part de moi-même voudrait dire, et alors ? Qu’est-ce que ça signifie, en vérité, de se souvenir ? Si un coyote fait claquer ses crocs jaunes dans la nuit, si une croix d’huile brise et éparpille la lumière, si je suis seul ou non – quelle importance ? La lumière s’est brisée, d’une manière ou d’une autre. Ce coyote n’est sûrement plus que poussière. Mon père est toujours dans le Montana, et n’est plus que poussière. Et moi ? Je ne suis plus ce garçon triste au visage rond. Plus apeuré ni seul, en imaginant que je l’aie été un jour. Et si je ne me suis pas levé pour aller voir mon père, je me dis que ça n’a pas d’importance.
Ou bien, comme un enfant, fais-je semblant ?
Voilà l’histoire : Ma femme et moi rentrons d’une visite chez des amis à Chicago. C’est le soir, nos phares repoussent la pénombre sur cette autoroute plane et droite du Midwest. Je me repose sur le siège passager, le front contre la vitre fraîche. Juste à la sortie de Moline, j’aperçois au-delà d’une clôture le faible clignement de deux yeux jaunes – et en un instant, je ne suis qu’une frêle embarcation à la dérive sur la rivière en crue et boueuse des années en dégel ; en un instant, je ne suis qu’un garçon orphelin de père, le cœur brisé dans les distances intérieures que façonne la solitude ; en un instant, je ne souhaite rien d’autre que de me lever et de revoir mon père. Nous partons sans jamais partir. Nous grandissons sans jamais grandir. Nous pleurons la perte, nous pleurons et pleurons.
Mais parfois, aussi, nous nous souvenons, et nous faisons volte-face pour affronter ce chagrin. Se souvenir est l’inverse de faire semblant, c’est commencer à s’avouer la vérité. Et je sais pourtant – pourquoi mon grand-père, ce doux cow-boy qu’il était, pourquoi portait-il son chapeau à l’intérieur de la maison ? Pourquoi l’onction à ce moment-là, alors que mon père était mort depuis des heures ? – que la mémoire ne suffit jamais. La mémoire tourne et glisse, elle cille dans la pénombre. Comme un trait luisant d’huile, la mémoire trompe et dessine des arcs-en-ciel dans la lumière. C’est dans les flots d’une histoire que le garçon commence à comprendre. Que le garçon devient un homme. Un homme meilleur. À travers les histoires, nous apprenons à vivre comme des êtres humains dans la sombre demeure de nos corps. Car, quoi que l’on fasse, on y est seuls. Et on méprise, à juste titre, cette pénombre solitaire. On tend le bras comme on peut, et on cherche à tâtons une autre main – celle d’une mère, d’un frère, d’une sœur, d’une amante, d’un fils –, on leur offre notre cœur, notre histoire.
Je me souviens encore d’une dernière chose : mon grand-père me prend entre ses bras durs. Il me tire de sous mes couvertures en laine et mon édredon en patchwork. Il me pose, délicatement, au bord du vieux lit superposé militaire que je partage avec mon frère. Il me dit de m’habiller, mais j’ai encore sommeil, je n’ai pas envie de me réveiller ni de m’habiller. J’essaie de me recoucher et de me blottir sous les couvertures. Mon grand-père ne me secoue pas, ne me réprimande pas. Il me prend simplement dans ses bras. “Ton père a besoin de toi, dit-il. Il faut que tu ailles voir ton père.”
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Ils aimaient mon père, eux aussi, et comme nous ils ont le coeur brisé, dérouté. Ils demandent s'ils peuvent faire quelque chose, mais ils ne le demandent pas pour nous, plutôt pour eux-mêmes - ils le demandent dans l'égoïsme de leur chagrin.
Ce qui n'est pas grave. Ce qui doit sûrement être ainsi.
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Ton père est mort, ton grand-père est vieux et tu te dis que tu fais simplement ce qu’est censé faire un homme. Tu prends soin des champs, tu protèges le troupeau.
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Les vieux vieillissent et meurent. Les jeunes vieillissent et pleurent.
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