Il a raison, j'ai grandi. Mon corps a changé, mes seins ont poussé et je suis terrifiée parce que je ne sais pas ce qui m'attend dehors maintenant que je ne suis plus une enfant.
Même à la mousson, on y allait à l'école, en pataugeant dans la boue, nous accrochant toutes les trois à nos sacs comme à des parachutes ascensionnels. Pour rien au monde, nous n'aurions loupé la classe.
Étions-nous conscientes alors que sur les bancs de l'école se jouait notre avenir ? Que l'école était sans doute la seule façon de nous en sortir ?
Etait-ce ça de sortir de l'enfance? Découvrir la laideur de la société avant d'y être sauvagement projetée?
Il était une fois une collégienne mineure qu'on allait marier de force. Il était des millions de fois en réalité. Douze millions de fois dans le monde chaque année.
Ma tête a dit non. Mon corps a dit non. Mes rêves ont dit non.
Ici, mieux valait perdre une fille que de perdre la face.
Il y a toujours de grands arbres dans la vie des jeunes filles. Qu'elles marchent dans la brousse, les steppes, au milieu des parcs urbains, le long des mers, des rizières ou aux portes des déserts. De grands arbres qui accueillent les joies, les peines et les secrets des adolescentes.
"Quand, au départ des étrangers, ma mère vient me rejoindre dans la pièce qui nous sert de dortoir familial pour m'expliquer clairement que je vais être mariée, je ne peux que refuser tous ses arguments. Je me débats avec mes idées, mes pensées, ma culture et mon coeur innocent. Mais très vite, je découvre que c'est chose vaine. Je n'ai pas à répondre. Il n'y a pas de questions. Mon père m'a déjà offerte. Il a parlé en mon nom."
En rentrant du collège ce jour-là, assise sur la mobylette d'oncle Blabla, même si j'ai mal aux fesses et que le chemin n'en finit pas sous le soleil qui devant nous rougeoie, je suis convaincue que le monde m'appartient.
J'ignore encore que je me trompe et que c'est moi qui, depuis ma naissance, lui appartiens.
La fête est déclarée. Tout est organisé. Dans trois semaines, je serai mariée. Dans trois semaines, je serai morte. Une bombe a éclaté et mon avenir est en ruine. Un drame a eu lieu et personne ne s'en soucie. Ce que j'éprouve n'a aucune importance. Pour eux, je ne suis qu'un corps. "Un cadeau du ciel", comme le dit Grandmama. Un diamant étincelant qu'on enferme dans un écrin de pacotille et qu'on garde jalousement en attendant la vente, la transaction, l'échange ; ce que les miens nomment le mariage.
Dans l'obscurité de la maison où je demeure choquée-inanimée-pétrifiée depuis trois jours, peu à peu j'y vois clair et la colère remplace la tristesse. On m'a trompée. On m'a menti et j'en veux terriblement à ma mère de m'avoir laissée croire que mon avenir dépendait de moi, de mon travail, de mes compétences. En réalité, le clan de la famille, il n'y a que cela qui compte chez nous. Un clan qui maîtrise tout et surtout le corps des filles, la parole des filles et toutes leurs libertés. Ils sont là, tapis derrière la porte à me surveiller. Les cousins, les oncles, les femmes aussi. "Une affaire de respect et de dignité", disent-ils. Chez nous, il faut montrer aux voisins comment on sait tenir les filles, les éduquer dans la crainte des hommes, contrôler leur intimité et les préparer dès la naissance à la soumission aux pères, aux frères et aux maris. Et tout cela bien sûr comme si nous, les filles, étions d'accord, partantes et heureuses de cette monstrueuse destinée.