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Critique de Erik35


PAS DE BRAS, PAS DE COMBAT...

Avant de rentrer dans le vif du sujet, une rapide précision pour remettre les pendules à l'heure, les bras à leurs places, et les légendes urbaines à la poubelle : non, Limbo n'est pas "le seul roman" de Bernard Wolfe, ainsi qu'on peut régulièrement le lire. Son unique roman dans le domaine de la SF, de l'anticipation, de la dystopie, c'est exact. Mais il suffit de mettre le nez deux secondes dans sa fiche Wiki (pour ne prendre que cette référence) pour s'apercevoir qu'il en a écrit au moins trois autres - dans le domaine du roman d'espionnage - ainsi qu'un nombre considérable de nouvelles ainsi que des essais. Par ailleurs, Wolfe était diplômé en psychologie de la célèbre université de Yale et journaliste de profession, deux traits du personnages qui auront leur importance dans la rédaction de ce roman.

Limbo... le titre de l'ouvrage est à lui seul une énigme, un titre à tiroir dans lequel on peut trouver quelques début de pistes pour ce livre qui n'en manque pas. Limbo... Limbes... le rapprochement est aussi évident que justifié, les limbes - pour ceux qui auraient séché les cours d'initiations à l'histoire des religions -, c'est ce lieu assez flou, mal défini où auraient été reçues les âmes des justes, morts avant la résurrection du christ (une sorte de prison en attendant mieux.Mais sans enfer). par la suite, cela devint ce lieu toujours aussi flou et mal défini où l'âme des enfants n'ayant pas eu le temps de se faire baptiser attendraient le retour du Messie. Bref... Un lieu toujours flou, mal défini, mais plus ou moins divin malgré tout... Limbo renvoie aussi à Rimbo, l'un des fils du Dr Martine, principal personnage de l'histoire et référence directe à notre Rimbaud national, avec lequel l'auteur semblait être assez familier. Limbo, c'est encore un genre de parler verlan pour "l'immob", une des trouvailles (relativement morbide mais géniale) de Wolfe. Si vous êtes toujours bien accroché, alors, poursuivons !

Nous sommes en 1990. La Troisième Guerre Mondiale, opposant dans un soucis systématique de destruction et de guerre totale, les USA et l'URSS, par l'entremise d'un système informatique géant et néanmoins délirant nommé EMSIAC, chacun des deux géants de la guerre froide ayant une réplique quasi exacte de l'autre, chacun des deux processeurs se battant contre l'autre comme s'il ne s'agissait que d'une simple partie d'échec, mais quelle ! cette guerre-là est enfin achevée. Seulement, le Dr Martine, fuyard écoeuré tant par ce bain de sang généralisé et insensé que par sa propre place dans le système (il "répare" ni plus ni moins des êtres humains afin, le cas échéant, de les remettre au combat), déserteur donc, ne sait en rien que le conflit s'est terminé quelques années plus tôt, et vit, reclus mais passablement heureux, sur une petite île inconnue des cartes située en plein Océan Indien. Là, il est devenu le chirurgien lobotomiste attitré de la petite population autochtone, laquelle pratiquait déjà la lobotomie à grande échelle avant son arrivée, mais avec un nombre épouvantable d'échecs mortels... C'est par ailleurs une population toute tournée vers le pacifisme intégral, traitant comme il se doit - par la lobotomie, donc - toute personnalité supposée déviante et dangereuse pour cette micro-société. Hélas, cette tranquillité ne pouvait avoir qu'un temps, et c'est par l'entremise d'une équipe olympique d'un genre parfaitement nouveau que notre bon docteur va reprendre pied avec la civilisation d'où il est originaire. Pourquoi spéciale ? Et bien, tout simplement parce qu'elle est constituée d'athlètes n'ayant plus un seul de leurs membres d'origine mais des extensions articulées, modifiables et modulables, fonctionnant à l'énergie atomique et fabriquées grâce à un métal aussi épatant que rare : le colombium (aujourd'hui, on le nomme : niobium). La petite troupe de supposés sportifs est menée par un étonnant personnage nommé Théo, lequel s'avérera l'un des deux autres personnages principaux du récit.

Bien qu'ayant fondé un foyer sur cette île improbable - qui n'est pas sans évoquer l'Utopia du philosophe anglais Thomas More, signifiant, hasard ! "lieu qui n'est nulle part" - le Docteur Martine sait qu'il ne peut faire l'économie d'un voyage dans son ancien pays, les USA, y retrouver, peut-être sa femme légitime et son autre fils, chercher à comprendre ce qui a pu se passer durant deux décennies précédentes, s'apercevoir qu'il n'y reste pas grand chose, à l'instar du reste de la planète, les USA étant devenus l'Hinterland, une zone géographique non atomisée d'une vingtaine de millions d'habitant se situant, plus ou moins, dans l'actuelle région des "grandes plaines".

Là, il va y découvrir un monde dans lequel le must, surtout lorsqu'on est jeune et vigoureux, est de pouvoir se faire amputer d'un membre, de deux, de trois et, faveur suprême, des quatre ! Pour se les faire remplacer, illico presto, par ces fameuses prothèses électro-mécaniques sur-puissantes, de connaître ainsi la vie rêvée des "amp", ou, pour les plus extrémistes d'entre eux, de vivre dans des espèces de paniers, comme de gros bébés sans membres, afin de réaliser le pur idéal "Immob", cet idéal abouti du pacifisme total et universel. Car oui ! l'Immob est l'aboutissement morbide (et, il faut bien l'avouer, d'un humour noir consommé de l'auteur) d'une théorie découverte par un jeune médecin, relayé sans l'ombre de commencement d'un sourire par son ancien adjoint, le Docteur Helder, devenu président de l'Hinterland, soutenu dans toutes ses actions, comme un seul homme (sans bras ni jambe) et dans la plus époustouflante des candeurs par l'ami Théo. Cette théorie, jusqu'au-boutiste et pied-de-la-lettriste (si vous me le permettez) procède d'un jeu de mot difficilement traduisible en français : no arm (pas de bras), no arm (pas d'arme), ou, pour respecter la forme presque autant que le fond : pas de bras, pas de combat...

S'ensuit une sorte de double enquête. Celle du docteur Martine dans laquelle il est, sans le savoir, à la recherche de lui-même et d'un certain journal intime (celui du jeune chirurgien qu'il fut durant les hostilités), entremêlant vraies réflexions sur la guerre, son rôle, toute cette folie humaine et d'autres moments d'une dérision noire, cynique, expiatoire se donnant, pour rire, comme solutions irréalistes à cet univers surréaliste mais vrai de couper tous les membres des potentiels combattants... L'autre enquête est menée, d'abord à son insu, par des compétiteurs ex-soviétiques qui veulent comprendre qui est ce drôle de type se baladant sous plusieurs noms d'emprunt, en particulier celui de Dr Lazarus (sic !), auxquels il n'échappe pas qu'il n'est pas celui qu'il prétend être, mais à qui ils attribuent un rôle qu'il n'a pas. Il fallait bien que notre auteur fourre un peu de roman d'espionnage dans son intrigue puisque c'est ainsi qu'il a débuté sa carrière d'écrivain. Mais cet épisode n'est pas gratuit, loin s'en faut. Car l'on va très vite comprendre que si la guerre est, momentanément, éradiquée, celle-ci est susceptible de resurgir à n'importe quel instant, qu'à défaut d'être pour le moment belliqueuse, c'est une guerre du renseignement et de l'appropriation du fameux colombium auxquelles que se livrent, sans partage possible, les deux nations supposément devenue pacifistes.

Disponible dans une édition retraduite enfin complète depuis la fin de l'année 2016 - toutes les précédentes, depuis la première parution en français de 1955 étaient tronquées d'environ un cinquième du texte -, c'est peu de dire que ce Limbo est un ouvrage difficilement classable. Dans une certaine mesure, on y retrouve les ingrédients du texte utopique : la description de l'île de Mandunga pourrait y faire songer... Seulement, on y pratique tant la lobotomie, qu'on a de la peine à en rêver. de toute manière, avec un chef se nommant Ubu... Des éléments d'anticipation : des ordinateurs surpuissants prenant le pas sur toute décision humaine véritable durant la guerre, une précognition de ce que l'on appelle aujourd'hui le "transhumanisme", etc, Des éléments d'anti-utopie ou de dystopie, si l'on préfère : ce monde supposé parfait dans lequel le pacifisme est devenu obligatoire, où certes, les jeunes hommes ne peuvent plus se battre avec leurs propres membres, mais quid de prothèses pouvant devenir, par extension et finalité, des armes (on "croise" des bras lance-flammes presque dès le début du livre) ? Des éléments de réflexions philosophiques plus larges, principalement sur le sens même du pacifisme - n'oublions pas qu'à la publication de son roman, nous sommes en 1952, le "Mouvement pour la Paix" est bientôt à son apogée. Que le savant Oppenheimer s'est déclaré inquiet par la course à l'atome dans la guerre froide opposant les deux grands blocs. Que l'appel de Stockholm a fait date... Mais que nous sommes aussi en pleine folie Maccarstyste aux Etats-Unis - mais aussi sur ce qui fait de nous des êtres humains, sur la fabrique du consentement, tel qu'on ne l'écrivait pas encore alors, sur les fondements des états, ce qui les rend difficilement changeables en profondeur, ce qui rend toute utopie profondément et sans doute définitivement... utopique ! etc. Gérard Klein, dans l'une des deux excellentes préfaces à cet ouvrage incroyable et déroutant parle quant à lui, non sans esprit, d'anti-anti-utopie, se reprenant de suite en songeant que cette double négation n'aide pas à une compréhension parfaite de l'oeuvre de Bernard Wolfe. C'est pourtant ce qui la définirait le mieux !

On pourra, bien évidemment, regretter le manque de recul de l'auteur face au moment historique dans lequel il se trouve - la guerre froide -. On pourra encore l'accuser de machisme et de sexisme - c'est bien plus subtil que cela, mais le livre n'en est pas dénué et certaines réflexions sur la situation des femmes par rapport aux hommes, sur l'érotisme, sur l'amour, font aujourd'hui peine à lire - et c'est sans nul doute la thématique abordée la plus désagréable et dépassée de l'ensemble. On peut encore y voir du racisme - pour le coup, ce serait une lecture parfaitement injuste et faisant part d'une totale incompréhension des intentions de l'auteur-. On pourra aussi regretter le style très "blanc", très journalistique, et si le roman se lit de fait sans anicroche, on n'y trouvera ni grandes envolées lyriques ni descriptions captivantes, ce n'est donc certainement pas la qualité première pour laquelle ce long roman peut retenir l'attention. Les jeux de mots, en revanche, sont aussi difficiles à traduire qu'ils font preuve d'une intense réflexion autant que d'humour. Sa construction, en revanche, est d'une très grande intelligence, nous menant d'un point à l'autre de la planète, et retour tandis qu'à l'intérieur de cette grande boucle spatiale Wolfe nous emmène à l'intérieur de plusieurs autres, spatiales, temporelles, instillant de telle manière un suspense qui, à défaut d'être haletant, sait captiver son lecteur de bout en bout, à l'exception d'une baisse de rythme vers son milieu. Là, c'est le Wolfe psychologue qui tend à prendre le relais. Et si le rythme s'essouffle parfois, on trouvera un autre intérêt à la lecture : celui d'un processus de recherche intime qui en passe par des notions et références d'une grande richesse en sociologie, psychologie, psychanalyse, science politique, linguistique (etc) qui viennent densifier l'ensemble, lui apporter son eau, lorsque le seul moulin de l'action risquerait de tourner à vide.

On peut trouver tout ces défauts à ce prédécesseur, en particulier, du génial tous à Zanzibar de John Brunner. On peut hésiter à le mettre sur une même liste que l'archi-célèbre 1984 ou encore le Meilleur des mondes non moins connu de Huxley. Il n'empêche que cet ouvrage relativement inclassable, à l'humour noir, dévastateur et irrespectueux, à la verve d'une originalité stupéfiante fut et demeure un grand classique que l'on a certainement pas fini d'explorer. Souvenez-vous : le transhumanisme n'en est qu'à ses débuts...




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