Il existe malheureusement beaucoup d'injustices éditoriales. On se rappellera par exemple des années qu'un certain K.W Jeter a attendu pour enfin pouvoir publier son Dr Adder.
Journal de Nuit, et son auteur
Jack Womack, entrent dans cette catégorie. Refusé par les éditeurs américains (on comprend vite pourquoi…),
Journal de Nuit ne fut publié qu'en 1993 au Royaume-Uni. Il faut attendre deux ans pour le voir arriver dans la prestigieuse collection Présence du Futur de Denoël traduit par l'excellent
Emmanuel Jouanne. Depuis, ce livre semblait être tombé dans l'oubli. Jamais réédité, peu des nouveaux lecteurs de science-fiction le connaissaient. Tout comme son auteur du fait. Petit coup de projecteur sur un chef d'oeuvre méconnu remis sur le devant de la scène grâce à la réédition plus que bienvenue de Folio-SF !
Comme son nom l'indique, le récit adopte la forme d'un journal. Mais pas n'importe lequel, puisqu'il s'agit du journal intime d'une petite fille de douze ans, Lola Hart. Celle-ci habite à New York avec sa petite soeur qu'elle surnomme Boob, son père, un scénariste, et sa mère, professeur. Elle fréquente une école privée pour filles, Brearley, et rencontre bien des problèmes au quotidien. Chamailleries avec sa petite soeur, histoires avec ses camarades de classe, ras-le-bol des garçons qui lui tournent autour… Bref, tous les menus soucis qu'une enfant de son âge peut rencontrer. Pourtant, au fur et à mesure des pages, Lola laisse filtrer quelques informations importantes au sujet d'émeutes sur Staten Island ou de SDF brûlés dans la rue. Puis, le président des Etats-Unis est abattu et la descente aux enfers commence.
Avec une fillette pour seul guide,
Journal de nuit nous conte la chute d'une nation et la déliquescence d'une famille.
Jack Womack s'empare du lecteur des les premières pages en donnant à sa narratrice une force peu commune. A tout juste douze an, la petite Lola nous emmène dans ses tracas de môme. le lecteur s'amuse de ces anecdotes et de l'innocence de l'enfant. Womack affiche un talent extrêmement impressionnant pour restituer les préoccupations et le discours d'une fille de son âge. Que ce soit au niveau du vocabulaire utilisé ou par la forme du récit, le résultat s'avère bluffant. Dans la première partie du roman, il arrive à nous captiver avec des événements insignifiants à nos yeux mais qui, par les mots de Lola, passent pour primordiaux. A ce titre, les relations entre les personnages occupent la place centrale du roman que ce soit à l'intérieur de la cellule familiale ou dans les cercles d'amis successifs de la jeune fille. L'auteur américain dissèque les rapports humains et enfantins avec une effarante efficacité. Il montre de façon éloquente la nécessité de s'intégrer au sein d'un groupe mais aussi le rôle protecteur de la famille vis-à-vis des enfants. Womack n'hésite d'ailleurs aucunement à affronter des sujets sensibles comme la pédophilie, mais d'une façon tout à fait détournée et en jouant sur les non-dits. On retient notamment cette scène glaçante où Lola passe la nuit chez une amie, Katerine. Sans jamais montrer, l'écrivain file la chair de poule et nous fait deviner l'horreur entre les lignes de son récit. Ce procédé se retrouve d'ailleurs dans ce qui constitue la toile de fond du roman, la lente ruine des Etats-Unis.
Le roman se situe dans un futur plus ou moins proche, semblable en tous points au nôtre, si ce n'est que les U.S.A doivent affronter une agitation sociale croissante. Lola n'y fait dans un premier temps que quelques allusions rapides entre deux confessions de jeune fille. Un S.D.F brûlé, des émeutes dans le Bronx ou à Harlem, une inflation galopante… Les ennuis s'accumulent et finissent par préoccuper notre petite narratrice. Puis ses parents, faute d'argent, l'emmènent vivre dans un quartier défavorisé de New-York. Et le président des Etats-Unis se fait tuer. Son remplaçant aussi. Petit à petit, Lola nous raconte avec ses mots à elle ce qui arrive au monde qui l'entoure. C'est aussi la lente destruction de sa famille qui remplit les pages de son journal. Confrontée à une mère sous antidépresseurs, à un père surmené au bord du gouffre et à une petite soeur qui se renferme sur elle-même, Lola perd tous ses repères et modèles. Pour s'en sortir et face au désaveu de ses anciennes amies friquées, elle rejoint une bande de filles de la rue avec qui elle fait les quatre-cent coups. Plus que la fin d'une famille, on assiste à la perte d'innocence d'une fillette. Womack modifie le lexique qu'elle emploie au fur et à mesure du récit et transforme Lola à la façon du changement que subit l'Amérique. Et comme pour le pays, le changement de la petite sera terrifiant. le génie de l'auteur réside dans ce lent glissement à la fois sociétal, familial et culturel. Sans qu'on s'en aperçoive, tout s'efface. La justice. La sécurité. L'enfance.
Autre thème central, la découverte de la sexualité par Lola. Forcément compliquée à cet âge incertain. En se découvrant homosexuelle, elle va devoir non seulement affronter le regard détestable de ses copines et des adultes mais aussi se débattre avec ses propres démons. de ce côté encore,
Jack Womack fait merveille en ne tombant jamais dans le voyeurisme ou le vulgaire mais en restant d'une sensibilité et d'une douceur à toute épreuve. de ce fait,
Journal de nuit se fait plaidoyer de la tolérance et d'ouverture aux autres. Finalement, même après tant d'années, le sujet reste d'une actualité brûlante. Et pas qu'à ce niveau. On reste sidéré par la lucidité de l'auteur vis-à-vis de son pays et de son époque mais aussi, et surtout, par sa clairvoyance proprement glaçante. Que ce soit par les émeutes des banlieues ou par la montée de la violence et de la pauvreté, Womack a vu juste. A ce titre, l'envoi d'une amie de Lola dans un camp de redressement juvénile qui la lobotomise, ou peu s'en faut, renvoie à des centres bien réels comme Tranquility Bay.
Journal de nuit dénonce violemment l'escalade de la violence et le recours aux méthodes extrêmes. Jamais un livre n'aura été plus urgent à lire.
En véritable virtuose,
Jack Womack dresse le portrait d'une Amérique en plein effondrement par les yeux d'une petite fille qui assiste impuissante à la dislocation de sa famille. D'une lucidité incroyable,
Journal de Nuit restitue l'horreur d'une fin du monde enrobée par l'innocence d'une enfant. Voici un livre indispensable, un de ceux que l'on peut aisément qualifier de chef-d'oeuvre. A lire avant qu'il ne soit trop tard.
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