Amy Wirkner habite à Barnesville dans l'
Ohio.
Un petit village américain comme il peut en exister tant.
C'est aussi le terrain de jeux que choisit l'écrivain
John Woods pour son premier roman,
Lady Chevy, une histoire noire et suffocante sur l'Amérique d'aujourd'hui dans la lignée du prodigieux
Ohio de
Stephen Markley.
Mais à la différence de celui-ci,
John Woods opère un choix encore plus radical qui va le rendre tout à fait unique et particulièrement mémorable.
Aujourd'hui traduit par
Diniz Galhos dans la prestigieuse collection Terres D'Amérique chez Albin Michel,
Lady Chevy est là pour bousculer vos conceptions morales.
Comme nous le disions en introduction, Amy Wirkner, une adolescente de dix-huit ans, vit dans un petite village de l'
Ohio. du haut de ses cent vingt-deux kilos, Amy est bien sûr la cible des moqueries et des insultes au lycée où elle étudie. On pourrait d'abord croire à une énième histoire sur le harcèlement scolaire ou la difficulté à être différent dans un monde d'adolescents impitoyables mais…pas du tout.
John Woods introduit Amy d'une façon différente car Amy ne se laisse pas faire, elle a appris à rendre coup pour coup. Cette philosophie de vie, elle le doit à son grand-père, ancien Grand Dragon du Ku Klux Klan et monstre dans l'ombre de la vallée.
Lady Chevy lui sert de surnom, un surnom dégueulasse qui compare son postérieur à la largeur imposante d'une Chevrolet. Mais à force de l'entendre, le surnom est resté et même Chevy n'en a plus rien à faire.
Amy vit avec ses parents, un couple raté avec un père minable et une mère qui découche, un amour flétri qui s'est perdu des années plus tôt. Ce qui les rassemble : leur affection pour Amy et leur espoir, un peu fou, qu'Amy s'en sortira, elle. Car Amy est une excellente élève, l'une des plus brillantes de son lycée et souhaite devenir vétérinaire. Pour cela, bien sûr, il faudra à la fois être acceptée dans une Université au niveau mais aussi obtenir une bourse pour financer des études que ses parents n'ont aucunement les moyens de lui offrir.
Amy est un espoir dans une étendue noire, celle de Barnesville, un village ravagé par l'industrie du gaz de schiste et sa fracturation hydraulique qui pollue ce coin reculé des États-Unis jusqu'à la moelle. le petit frère d'Amy, Stonewall, en a d'ailleurs fait les frais dès le ventre de sa mère et il ne subsiste aujourd'hui de lui qu'un enfant polyhandicapé et atteint d'épilepsie grave et incurable. Stonewall n'a strictement aucun espoir.
Amy, elle, peut compter au moins sur deux personnes : son oncle Tom, ancien militaire qui a jadis combattu à Falloujah, et Paul, son ami-amoureux avec qui elle rêve d'avoir une véritable histoire d'amour un jour. Un soir, quand Paul vient chercher Amy pour se venger de
Demont, l'entreprise de fracturation hydraulique qui exploite la ville, elle ne se doute pas que cela fera d'elle une meurtrière. Mais Paul n'est pas la seule personne qui a décidé de se faire justice elle-même pour venger son père qui crève des suites de son travail dans les mines de charbon, un autre en ville a décidé de franchir la ligne rouge et ce n'est autre que Brett Hastings, un flic philosophe devenu vigilante aux méthodes expéditives.
Lady Chevy est un roman entier et courageux, le genre d'expérience littéraire qui remue les tripes et choppe le lecteur par les gonades.
John Woods ne fait pas le choix du héros et de l'anti-héros, de trouver un gentil et un méchant, il nous largue au beau milieu d'une galerie de personnages en nuances de gris où la moralité devient une chose difficile à concilier avec les sentiments que l'on ressent à la lecture. Amy n'est pas une héroïne, c'est une adolescente élevée par des gens médiocres ou radicaux, parfois les deux et souvent même monstrueux en paroles et en actes. de cette éducation, que peut-il advenir d'autre qu'une jeune femme dure comme l'acier et emplie de rancoeur ?
John Woods va entremêler l'histoire d'Amy avec celle d'Hastings, un policier dont l'identité s'est construite sur les écrits de
Platon, Rousseau et
Nietzsche et qui a transformé son nihilisme absolu en racisme et en misogynie. Hastings hait le monde faible dans lequel il vit et ne conçoit plus l'humanité que par le prisme de la loi du plus fort. Sa moralité prévaut sur la Justice et sa justice prévaut sur la morale. Il entre en résonnance avec Amy et le terrible drame qui va se jouer devant les cuves de
Demont. Tuer ou être tué, dévorer ou être dévoré.
L'écrivain américain nous présente l'Amérique blanche, celle qui se sent en train de crever, annihilée et asphyxiée par un monde extérieur qu'elle ne comprend plus, par un monde qui l'accule et l'humilie, un monde qu'elle ne perçoit plus qu'à travers la haine et la pauvreté.
Barnesville est un trou perdu avec une économie en ruines où l'on revend sa maigre parcelle de terre pour bénéficier des revenus d'une fracturation hydraulique qui finit par anéantir toute vie autour, qui fracture bien davantage que la terre. C'est l'histoire d'une catastrophe environnementale mais aussi humaine, une histoire où l'on crève.
Le choix le plus audacieux effectué par
John Woods, c'est de mener un récit sur l'Amérique des rednecks en adoptant leur point de vue et en tentant de l'expliquer. le bien et le mal deviennent dès lors des notions fluctuantes, relatives, des constructions morales que l'on comprend comme ineptes dans un monde où Amy doit faire des choix pour sa survie même si cela passe par le meurtre et le mensonge.
Lady Chevy explique la brutalité et la cruauté du monde dans lequel évolue Amy et sa famille. Explique mais n'excuse pas.
Le plus troublant reste cependant qu'ici, le lecteur en viendra à apprécier pas mal de personnages et notamment Amy, émouvante et éminemment humaine avec tout ce que cela présuppose comme failles et comme défauts dans la cuirasse. Et puis il y a Tom, cet oncle survivaliste et raciste qui croit en la fin prochaine de la race blanche dans une guerre civile qui fera passer la Guerre de Sécession pour un joyeux échauffement entre potes. Entre les lignes pourtant, Tom est un homme détruit qu'on a envoyé au front pour tuer des enfants et des innocents et qui n'en est jamais revenu. Que peut-il advenir d'un homme ayant commis de telles atrocités pour son pays et qui se retrouve piégé à son retour dans un trou perdu où règne misère et haine avec pour seul passe-temps la rumination sa propre haine ?
John Woods s'essaye à l'exercice périlleux de sympathiser avec le démon, de montrer que le Mal absolu n'existe pas ou, au moins, bien plus rarement qu'on ne le pense. Même le grand-père Shoemaker qui a pendu des noirs et fait disparaitre des innocents, même cet homme haïssable est capable de venir un jour relever sa petite-fille humiliée à l'école et qui voudrait mourir loin des regards.
C'est ici qu'intervient toute la subtilité de la plume de
John Woods qui évolue dans un monde de paranoïa, de racisme, de misogynie et de haine. C'est l'exposition d'un monde impitoyable qui ne laisse aucun libre-arbitre à Amy : il faut dévorer ou se faire dévorer.
Outre cette réflexion sur le bien et le mal,
Lady Chevy est aussi un roman sur la survie du plus fort, sur ce qu'il reste une fois que les lois morales et artificielles de l'homme tombent et qu'il ne reste que les balles et les coups.
Hastings incarne à la perfection cette image monstrueuse, comme une forme suprême de l'évolution qui n'a plus rien d'humain mais qui survivra après la fin. Qu'est-on prêt à faire pour être le dernier sur le ring ? Qui est-on prêt à humilier, avilir ou bouffer ?
Le portrait dressé par
John Woods de l'Amérique en devient affolant, terrifiant même. Un pays qui n'a plus de repères moraux autre que la violence et la haine, détruit par son culte du dollar mais qui ne remplacera jamais la catastrophe écologique à venir, qui a perdu la foi en Dieu, en l'Amour et en lui-même. C'est une Amérique où le rêve est mort et où, de facto, vivent des gens de haine et de cauchemar qui se souviennent de temps à autre de certains sentiments humains. Hastings ferait tout pour sa petite fille, Amy aime sincèrement son frère, Tom ferait tout pour aider sa nièce.
Il serait pourtant totalement faux de croire que
Lady Chevy soutient ses personnages. Au bout,
John Woods conclut sa plongée en apnée par une simple phrase qui offre le choix de l'ouverture.
Celui de quitter les ténèbres pour aller en pleine lumière, ce choix qu'il nous appartient à tous de faire.
C'est un grand premier roman que nous offre
John Woods. Une histoire sombre où nos conceptions du bien et du mal s'effondrent, où l'Amérique se noie dans la violence et le racisme, où la terre se meure et où l'avenir devient mirage. Crûment réaliste, violemment amoral,
Lady Chevy impressionne et interroge sur ce qu'il adviendra demain de toute cette haine et de ce désespoir qui grandissent en silence.
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