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Critique de Nastasia-B


Je ne vais pas vous mentir, Mrs Dalloway n'est pas un roman particulièrement facile à lire ni accessible si vous n'y êtes pas un minimum disposé. Il faut y mettre une certaine dose de bonne volonté, notamment si vous affectionnez l'action, car c'est très psychologique, très intériorisé, tout le contraire du mouvement.

Mais lorsqu'on accepte les règles et de jouer le jeu, de faire l'effort de rentrer dans la tête des personnages et non d'être le témoin de leurs actions, c'est vraiment une expérience littéraire de grande beauté.

Virginia Woolf développe un style bien à elle, très féminin, très subtil, qui tranche singulièrement avec l'écriture masculine de cette époque-là, sauf peut-être de celle de D. H. Lawrence, avec de nombreuses épiphores, mais dans une mouture bien à elle.

Si je devais vous décrire ce roman, je vous dirais que c'est un peu le complémentaire d'un portrait réaliste lorsque vous êtes dans un musée. Face au tableau, vous avez accès à son image à un instant donné, mais seulement à son image. Ce qu'il y a dedans, derrière la façade du regard, derrière les atours du vêtement, vous n'y avez pas accès, vous ne pouvez que l'imaginer, le conjecturer.

Eh bien ici, c'est un peu comme si Virginia Woolf nous ouvrait les portes de ce mystère, comme si elle nous faisait la dissection psychologique de Mrs Dalloway, directement, certes, mais aussi en creux, par la médiation, par l'accès aux pensées d'un certain nombre de personnages qui gravitent autour d'elle.

Il est probablement temps de s'arrêter quelques instants sur le titre du roman et sur le nom du personnage principal. Mrs Dalloway, c'est-à-dire Madame Untel, sachant que le Untel est son mari, c'est-à-dire, dans l'esprit de Virginia Woolf, que le personnage, par cette appellation, est dépossédé, jusqu'à son identité même. Aux yeux de tous, elle n'est que Madame Richard Dalloway, et plus Clarissa comme elle aimait à s'entendre appeler.

Arrêtons-nous encore, si vous le voulez sur ce nom : Dalloway. Il suffit, pour s'en convaincre, de prendre une liste de patronymes anglo-saxons ou un vulgaire bottin pour s'apercevoir que malgré sa consonance très brittish, ce n'est pas un nom véritable, c'est une construction de l'auteure.

Dally en anglais évoque la notion de badinage ou de papillonnage. Way désigne soit le chemin, soit la manière de faire. Virginia Woolf connaissait suffisamment de français pour connaître la signification du mot dalle, comme les dalles d'un sentier tout tracé dans le parc d'une maison de campagne.

Ce titre, aussi anodin qu'il puisse paraître de prime abord, nous en apprend donc déjà beaucoup sur la perception qu'a l'auteure (et le personnage car on se rend vite compte que Clarginia Woolfoway ou Virgissa Dalloolf ne sont qu'un) sur son personnage : une femme enfermée dans une vie factice, faite d'apparences, où l'on se cache derrière un nom sans être jamais soi-même et où l'on suit des rails immuables, sans jamais pouvoir en dévier, comme lorsqu'on redoute de quitter les dalles d'un sentier de peur de se mouiller le pieds.

Finalement, la vraie vie de Clarissa, ça aura été les badinages de sa jeunesse d'où le "dally way ". Ensuite, l'incarcération dans le mariage. Mais au fait, Clarissa, dites-moi, ça ne vous évoque pas quelque chose ? Un classique de la littérature anglaise (complètement oublié de ce côté de la Manche, malheureusement. Mais oui, bien sûr, Clarissa de Samuel Richardson au XVIIIe siècle, Histoire de Clarisse Harlove dans la traduction qu'en a faite l'Abbé Prévost).

L'histoire de Clarissa (grosso modo parce que c'est un sacré pavé) raconte la résistance d'une jeune fille à un mariage d'intérêt que veut lui imposer sa famille, puis sa résistance à nouveau à accepter les avances du fourbe qui l'a enlevée pour échapper au mariage.

Clarissa Dalloway n'est donc pas, selon moi, un nom choisi au hasard, mais il est au contraire éminemment vecteur de sens, ce que l'on retrouve dans le prénom du mari : Richard comme Richardson. Si l'on ajoute à cela que le véritable mari de Virginia s'appelait Leonard, la ressemblance de consonances entre Clarissa et Richard Dalloway d'une part et Virginia et Leonard Woolf d'autre part est saisissante.

Oui, on lit beaucoup d'autobiographie cachée dans Mrs Dalloway. On y lit une volonté féministe farouche, à tout le moins, une volonté d'émancipation de la femme, enfermée dans l'étau du mariage et du qu'en dira-t-on. le contraste est d'ailleurs particulièrement saillant avec le personnage de Sally, l'amie de jeunesse de Clarissa, dont on a peine à retenir le nom de famille, qui est toujours Sally, qu'on connaît pour elle-même et non pour sa fonction, qui se moque des convenances sociales (par exemple, elle s'invite à la réception de Clarissa sans y avoir été conviée). Elle seule semble être un personnage féminin parfaitement épanoui et à l'aise dans son costume.

Il y a aussi la folie et le suicide, deux variables éminemment liées à la personnalité de l'auteure. Elles sont véhiculées dans l'ouvrage par le personnage de Septimus. Ceci permet au passage à l'auteure de régler un peu ses comptes avec les médecins psychiatres de l'époque et qu'elle a dû subir.

En somme, vous êtes conviés à vivre une journée de cette mondaine, de cette haute bourgeoise d'une cinquantaine d'années, tout affairée à la préparation d'une réception pour le soir même. Chemin faisant, par des flash-back ou des évocations, vous pénétrez dans son intimité, dans le fond et le détail de ce qu'elle ressent et du regard qu'elle pose sur elle-même et sur les gens.

Il y a une mélancolie certaine, un sentiment d'être passée à côté de quelque chose, notamment avec son grand amour de jeunesse Peter Walsh. Mais elle l'a refusé naguère, probablement parce qu'il ne présentait pas assez bien en société, probablement parce qu'il risquait de ne pas s'élever suffisamment socialement, probablement parce qu'elle voulait elle, s'élever et briller pour avoir le sentiment d'être quelqu'un...

Elle s'aperçoit de son snobisme et le confesse volontiers. Elle a eu ce qu'elle voulait, un nom et une étiquette prestigieuse auprès d'un mari brave mais ennuyeux comme la pluie. Elle vit dans les beaux quartiers de Londres et brille de mille feux. Mais à l'heure des rides et du bilan, peut-être s'aperçoit-elle qu'elle a tout simplement oublié de vivre, oublié de vivre pour elle-même comme son ancienne camarade Sally, qu'elle retrouve avec une joie mêlée d'un gros pincement au coeur, de même que Peter, qui, après avoir erré aux Indes, est resté constamment épris de Clarissa... ô, elle qui le savait...

Bref, un roman qui m'a vraiment touchée, une introspection subtile et forte qui ne laisse pas indifférents ceux qui se sont déjà colletés à ce genre de questionnements. En outre, ce n'est ici que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.

P. S. : Outre la filiation que j'ai mentionnée avec la littérature du XVIIIe, on peut aussi voir une très nette filiation, au moins de coeur si ce n'est de style, avec Jane Austen. On trouve, aux environs du premier tiers du roman le passage suivant :
« Car bien entendu c'était cet après-midi-là, cet après-midi précis que Dalloway était arrivé ; et Clarissa l'appelait " Wickham " ; tout avait commencé comme ça. Quelqu'un l'avait amené ; et Clarissa avait mal compris son nom. Elle le présentait à tout le monde comme Wickham. Il finit par dire : " Je m'appelle Dalloway ! " Ce fut la première vision qu'il eut de Richard — un jeune homme blond, plutôt emprunté, assis sur une chaise longue, qui laissait échapper : " Je m'appelle Dalloway ! " Sally s'en était emparée ; et par la suite elle l'appelait toujours " Je m'appelle Dalloway ! " »

Ce passage ne peut que faire grandement penser à Orgueil Et Préjugés, où les personnages de Wickham et de Darcy seraient ici respectivement Dalloway et Walsh, mais, contrairement à l'héroïne de Jane Austen, Clarissa choisira " Wickham ", celui qui présente bien...
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