Ce roman, publié en 1925, est une déambulation au sens propre, puisque nous partageons les promenades des personnages dans Londres, par une belle journée de fin de printemps, rythmée par
Big Ben et les horloges de la ville. Mais c'est aussi et surtout une succession de monologues intérieurs.
Ainsi, nous accompagnons Clarissa Dalloway, sortie de chez elle afin d'effectuer quelques courses et d'acheter les fleurs destinées à décorer sa maison pour la soirée qu'elle organise chez elle le soir même. Nous la suivons au cours de cette longue journée, faite de rencontres et de préparatifs prévus mais aussi de péripéties imprévisibles.
Nous découvrons que
Mrs Dalloway, dame distinguée de la haute société londonienne, est aussi Clarissa, une femme sensible et fragile, convalescente, qui s'est perdue dans la vie sociale, toute en représentation, qui se sent vieillir bien qu'elle n'ait que cinquante-deux ans.
Nous comprenons qu'elle a fait le choix sécurisant d'épouser Mr Dalloway, qui la délaisse aujourd'hui, pris par des occupations politiques ; les deux époux ne communiquent plus vraiment et Richard ne parvient même plus à dire à Clarissa qu'il l'aime. Nous assistons aux difficultés relationnelles entre
Mrs Dalloway et sa fille Elisabeth dont elle désapprouve le rapprochement avec une de ses professeurs, « lourde, laide, commune, sans grâce ni bonté ». La promenade en omnibus de la jeune fille est un passage plein de sous-entendus révélateurs.
En même temps, il nous est donné à lire les divagations des pensées de
Mrs Dalloway, entre réflexions et souvenirs : réflexions sur sa vie et ses choix passés et souvenirs de sa jeunesse. le retour inopiné de
Peter Walsh, son ancien soupirant, également en proie à ses propres doutes et interrogations, la perturbe et la renvoie face à ses contradictions ou ses regrets.
Elle se souvient de son amie Sally et de leurs émois d'adolescentes, de leur attirance mutuelle.
À l'issue de sa visite inattendue à Clarissa,
Peter Walsh se promène lui aussi dans Londres et laisse vagabonder ses pensées et ses souvenirs, occasions de mieux connaître le personnage principal du roman grâce à tout un enchainement de retours en arrières.
Mr Dalloway, quant à lui, est invité chez Lady Bruton, un femme riche et influente ; la description de ce déjeuner est une succession de points de vue, de réflexions personnelles des uns sur les autres, sur les rapports entre les hommes et les femmes, sur l'héroïne éponyme ; les deux femmes se rencontrent rarement, entre indifférence et hostilité.
Parallèlement, nous vivons la dernière journée de Septimus Warren Smith, un vétéran rescapé des combats de la première guerre mondiale, suicidaire et en proie à des hallucinations en compagnie de son épouse qui fait des efforts désespérés pour le sortir de sa dépression ; les médecins consultés, pleins « de décision et d'humanité » préconisent un internement.
Virginia Woolf ajoute aussi des détails concernant des passants sans rapport avec l'intrigue proprement dite, qui se trouvent simplement dans la rue ou dans le parc en même temps que les protagonistes principaux : une nurse et un jeune enfant, une jeune fille à peine arrivée à Londres, une vieille mendiante, ou encore la vieille dame qui habite la maison d'en face…
Les divers personnages se croisent, se perçoivent, s'interrogent les uns sur les autres…, diffractant à l'infini les points de vue.
Le point de jonction entre les trois histoires principales autour de Clarissa Dalloway,
Peter Walsh et Septimus Warren Smith, se trouve être un des médecins de ce dernier, Sir William Bradshaw, puisqu'il figure parmi les invités de la soirée organisée par
Mrs Dalloway.
Le récit du suicide de l'ancien soldat va particulièrement déranger l'héroïne, au point qu'elle va abandonner ses invités et s'éclipser de la réception, dont la réussite comptait tant pour elle ; cet homme, blessé moralement, qu'elle ne connaissait pas, fait irruption dans sa vie et la pousse à s'interroger sur le sens profond de la vie et de la mort : «
elle se sent très semblable à lui, au jeune homme qui s'est tué. Elle est heureuse qu'il l'ait fait, qu'il ait rejeté la vie tandis que les autres continuent à vivre ». Nous pouvons ainsi voir dans ce personnage secondaire une allusion à l'état mental de
Virginia Woolf elle-même ; en effet, l'étude de sa vie et de ses
oeuvres par des psychiatres a permis de conclure qu'elle présentait tous les signes d'un trouble bipolaire, souvent associé avec une grande créativité mais conduisant parfois au suicide. le portrait à charge du docteur William Bradshaw dénonce la manière dont étaient traitées au début du XIXème siècle les personnes atteintes de maladies psychiatriques, victimes de la « malfaisance obscure » d'un corps médical qui leur rendait la vie intolérable.
La réception qui clôture cette longue journée est une véritable représentation théâtrale, peinture d'une société mondaine qui vit dans un univers superficiel, qui exhibe une « panoplie du bonheur » entachée d'égoïsme. Les réalités de
Mrs Dalloway paraissent bien insignifiantes en effet, même si pour elle, tenir salon, inviter des gens importants et célèbres, paraître snob dans un « engrenage de visites, de cartes, d'amabilités » revient simplement à aimer la vie, à se sentir vivante, à faire des « offrandes pour la joie d'offrir ». Les passages où la domesticité s'exprime sur le déroulement de la soirée sont particulièrement savoureux.
C'est aussi une soirée de retrouvailles, puisque Peter a finalement accepté de venir et que Sally, de passage à Londres, est venue sans pourtant avoir été invitée.
Mrs Dalloway est un roman introspectif, tragique même dans la relative banalité de la journée décrite : unité de lieu, de temps et d'action… Tout se passe à Londres, un jour de printemps et l'action principale n'est tout simplement que la préparation et le déroulement d'une réception. Donc, dans l'objectivité des faits, il ne se passe pratiquement rien, si ce n'est dans la tête du personnage éponyme et dans celles des personnages secondaires. L'atmosphère de Londres au début du XIXème siècle est rendue de manière poétique et métaphorique, la ville devenant un personnage à part entière.
Ce roman est un enchainement de monologues à la troisième personne, une mise en scène d'états d'âme. On peut y lire en filigrane des inspirations autobiographiques, notamment dans l'attirance entre deux femmes, la mélancolie ou encore les divagations et hallucinations représentées de l'intérieur.
Virginia Woolf est considérée comme l'une des plus grandes romancières du XXème siècle ; elle incarne les débuts du roman dit psychologique. Novatrice en ce domaine, elle délaisse l'intrigue proprement dite pour se focaliser sur le ressenti de ses personnages. Elle défendait le pacifisme, les contacts humains et le culte de la beauté contre les inhibitions et l'étroitesse des valeurs bourgeoises de la société anglaise de son époque.
C'est avec un immense plaisir que j'ai relu
Mrs Dalloway pour participer à la lecture commune de ce mois de septembre 2017.