AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Fabinou7


N'avez-vous jamais regardé votre conjoint(e), au milieu d'un diner entre amis, et à sa façon de vous demander le sel, ne vous êtes-vous jamais dit, l'espace d'une seconde, « qu'ai-je jamais pu lui trouver finalement, comment ai-je pu ressentir quelque émotion ou sentiment ? » et la seconde d'après (à ce rictus que vous reconnaissez, que vous seul(e) comprenez) vous l'aimez à nouveau ? Et n'avez-vous jamais, (il (elle) attend toujours que vous lui passiez le sel) ressenti cette impression de découvrir un mot familier pour la première fois, « le sel » ? Comme ce mot est étrange soudainement. Vous êtes au pays du sel, submergé par une vague blanche et iodée. Et puis ça passe, il faut que ça passe, vous avez, du plus loin que votre mémoire s'en souvienne, toujours connu le « sel » …

Petula Clark chantait « Don't Sleep in the Subway » et bien moi je conseille « Don't Read in the Subway » ! Indeed, mieux vaut avoir « un lieu à soi » pour se laisser envelopper par « les vagues » d'émotions qui nous mènent « vers le phare ». Voilà, voilà…

« To the Lighthouse » est un roman de l'écrivaine et journaliste Virginia Woolf, paru en 1927. le livre suit la parution du succès Mrs. Dalloway, l'autrice anglaise est déjà une figure littéraire reconnue de son temps.

Le titre, « Promenade au phare » n'est pas une traduction exacte, il ne s'agit pas d'une balade mais d'un but, une tension ; on va vers le phare.
Ayant lu le livre en anglais, je ne sais pas si le titre est le fait de Marguerite Yourcenar, première à avoir traduit l'ouvrage de Woolf (qu'elle a même rencontré pour les besoins de la transcription). Les deux femmes ont beaucoup en commun, elles ont connu succès et gloire de leur vivant et elles ont assumé leur homosexualité. Ce qui est intéressant c'est de voir le souvenir nettement différent qu'elles ont de leur rencontre, Yourcenar, jeune écrivain, est impressionnée par Woolf et peut-être veut avoir une conversation d'écrivain à écrivain, tandis que Woolf n'accorde que quelques lignes de son journal à cette rencontre et retient surtout que sa traductrice se posait des questions d'ordre techniques passablement ennuyeuses…
Yourcenar est trop imposante, trop écrivaine pour s'effacer complètement derrière la traduction, je la soupçonne - peut-être gratuitement – d'avoir fait quelques petites contributions. Ce n'est pas une mauvaise chose, ça pourrait même être un bel exercice de littérature comparée (si certains ont lu la version de Yourcenar ?).

L'ambiance est pesante et légère à la fois. Quelques traits d'ironie ponctuent le récit, les scènes dépeignant les relations entre hommes et femmes, prêtent à sourire.

Le livre à mon sens, traite de la communication, ce mot un peu vulgaire aujourd'hui, un peu tricheur, un peu menteur, un peu vendeur… En tout cas de la difficulté à communiquer, de l'envie de communiquer, de la différence entre l'intention de l'envoyeur du message (verbal, physique) et la façon dont peut l'interpréter le receveur.
C'est un roman qui fait la part belle à la gêne, dont Roland Barthes donne une définition parfaite : « Je sais que tu sais que je sais : telle est la formule générale de la gêne. » Seulement avec Woolf on sait mais sans vraiment toujours savoir ce qu'on sait, jusqu'à la certitude qui s'éclaire, comme un ciel dégagé après la brume maritime.

Le roman se découpe en trois parties et débute sur une île, quelque part en Ecosse, une famille de huit enfants et leurs parents Mr & Mrs Ramsay reçoivent des amis : écrivain, scientifique, artiste peintre pour passer des vacances. le petit James veut aller au phare, sa mère aimerait l'y emmener mais son père ne pense pas que la promenade soit possible…

“She often felt she was nothing but a sponge sopped full of human emotions.” le choix de Woolf : concentrer le récit sur une période très courte, explorer l'écosystème émotionnel si riche de détails qui se nourrit des interactions multiples et souvent silencieuses des personnages au cours d'une seule journée.

Il est frappant de constater à quel point l'environnement extérieur n'intéresse pas Woolf, les descriptions sont assez sommaires, mais plus que la nature (souvent utilisée -notamment les vagues- comme métaphore des pensées), les rapports sociaux, la critique sociale (pourtant présente dans son oeuvre journalistique et ses essais) ne sont pas non plus présents dans son ouvrage, contrairement aux considérations fleuves de D.H Lawrence par exemple sur la société de son temps.

Est-ce à dire que Virginia est une écrivaine « d'intérieur » (une écrivaine du « confinement » dirait-t-on en 2020) ? Disons plutôt qu'elle explore un paysage parallèle au monde extérieur, celui du fleuve des émotions, des perceptions, de l'interprétation des faits et gestes, qui abreuve la littérature classique depuis plusieurs siècles. Chaque auteur ayant sa propre embarcation de fortune pour remonter le cours des émotions.

Il n'est pas aisé d'entrer dans l'oeuvre de Woolf, outre l'absence d'action (qui n'est pas propre à son oeuvre), il y a une façon d'écrire qui demande au lecteur un véritable effort. On ne peut pas lire quelques pages à la dérobée ou couper la lecture à n'importe quel endroit, la métrique de Virginia Woolf s'accommode mal des césures que les obligations de la vie quotidienne imposent au lecteur.

On voudrait lire le livre d'une traite car chaque fois qu'on se replonge dans la lecture, l'effort est renouvelé et se poursuit parfois sur quelques pages. La façon qu'a Woolf de passer insensiblement d'un personnage à l'autre, d'un monologue l'autre, sans en avertir le lecteur, supposé (re)connaître chaque état d'âme, est déroutante. de même que son usage de la parenthèse, souvent pour décrire magistralement comme la vie matérielle continue de façon dérisoire et impérative, au milieu du flot des pensées, et même parfois entre en résonnance souterraine avec ces pensées.

On a l'impression que ce n'est pas la vie qui écrase le monologue intérieur, mais l'inverse, peut-être signe des fragilités et acuités mentales de Woolf, la vie est secondaire, presque facultative, ce sont les pensées, la vie intérieure, la vie des émotions, la « vraie vie ».

Mais l'effort est aussi un ressort de complicité entre le lecteur et les personnages. En suivant la pensée du personnage nous pouvons nous rendre compte de ce qu'il s'est réellement passé et de ce qui relève de la mémoire qui s'embrouille, qui fantasme, « oh no that she had invented » se dit à elle-même Mrs. Ramsey, se créant un souvenir de toute pièce, ce que confirme le lecteur, ou encore le jeu d'imagination auquel se prête Lily Briscoe pour les besoins du tableau.

“Why should they grow up and lose all that? (…) And then she said to herself, brandishing her sword at life, Nonsense.” La vie de l'écrivaine anglaise transpire dans ce roman, la relation particulièrement lucide au mariage qu'ont les personnages féminins, dans une société patriarcale, trahit le mariage troublée de l'autrice avec Leonard Woolf, l'effervescence culturelle qui n'est pas sans rappeler la colocation de Bloomsbury où Virginia et sa soeur, artiste peintre, vécurent une vie de bohème aux côtés notamment de l'économiste Keynes, enfin, l'île écossaise, la maison de villégiature près de la mer et le couple Ramsay sont inspirés du paradis perdu de la petite Virginia dans sa maison des Cornouailles de cette « happiness » (le mot bonheur, être heureux, un leitmotiv chez Woolf, jusqu'à son ultime lettre d'adieu), avec sa mère, disparue trop tôt, et son père avec lequel elle entretint une relation conflictuelle.

Si le livre prête une attention aux détails, minute par minute, il est aussi un roman du temps qui passe et de ceux qui restent.
Le rapport à la finitude, à la mort est très délicat, il y a une politesse de la pudeur, une résilience digne et fragile qui me rappelle cette réponse d'Euripide à une lamentation « Hélas ! Pourquoi Hélas ? C'est le lot des mortels. »

Qu'en pensez-vous ?
Commenter  J’apprécie          11329



Ont apprécié cette critique (94)voir plus




{* *}