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La littérature est-elle affaire de marges ? le lecteur doit-il être aussi un peu marginal pour entrer en contact avec l'oeuvre d'un auteur ? Tu te perdras sans doute dans la montagne de l'âme, au-delà des brumes, au milieu des dialectes reculés, au dessus des gorges et sous la canopée. Ce “tu” est particulièrement à propos, dialogue intérieur permanent et concomitant à l'action, à la parole. A la fois altérité et humus intime. Cette fresque a fait couler presque 700 pages d'encre (de Chine…pardon), écrite au fil des années quatre-vingt, jungle luxuriante de sensations, d'émotions et d'apaisement. C'est un livre-refuge. L'ouvrir nous ramène hors d'atteinte, dans les hauteurs des montagnes de l'Empire du milieu, on ne sait plus l'heure ni le jour, nous marchons, découvrons, au bord d'un ruisseau, le souvenir d'un mythe. Je dis ramène car on a l'impression d'un lieu du commencement, étrangement familier. J'ai essayé de convoquer les souvenirs de paysages du film “Séjour dans les monts Fuchun” pour revoir les lacs, les pêcheurs, la moiteur de la peau sous la chaleur des feuillages. Les rites, les croyances, la culture (évocation des peintres Xu Wei, Gong Xian, Zheng Banqiao, Bada Shanren) et l'histoire de la Chine méridionale se mêlent à la quête du narrateur, parti de la modernité urbaine tentaculaire vers la ruralité séculaire. A certains égards, la tentative du prix Nobel de Littérature sino-français Gao Xingjian n'est pas sans rappeler la fresque de Cervantès. Bien sûr pas dans le comique de ses personnages, mais dans la variété de ses épisodes, véritables histoires dans l'histoire. « Ce qu'il faut donc le plus soigner parmi nos moyens de bonheur, c'est la puissance de la contemplation » Madame de Staël. Loin de la révolution culturelle tyrannique de la Chine maoïste, sans pourtant pouvoir y échapper, le narrateur contemple son passé, ses rêves et le paysage qui l'entoure. Xingjian pousse son lecteur à s'arrêter sur des évènements facultatifs, sans suspense, et à méditer lentement avec lui sur sa propre vie. Dans un immense pays que le pouvoir communiste voudrait montrer comme uni, dans une tradition où le collectif écrase le singulier, Xingjian se méfie du “nous”, et donne la parole à une Chine des individus. “Elle veut flâner avec toi dans ta mémoire”. Les pérégrinations du narrateur sont constamment entrecoupées d'une seconde histoire, celle de l'amour, celle d'un “tu” et d'une “elle”, intimité extrême, sans contexte. Pour Gao Xingjian, dramaturge, poète, essayiste, cinéaste et peintre également, le roman comme la vie “ne répond à aucune finalité”. Il anticipe la réception de son livre : un “tu” n'est pas un personnage ce n'est qu'un pronom personnel ! fait-il ainsi dire à un critique fictif. de fait, Xingjian, dans l'étrange composition de son oeuvre protéiforme questionne les contours du roman. “Tu dois savoir que ce que tu recherches ici-bas est rare, ton avidité est exagérée.” Tu peux vivre ce livre comme un compagnonnage, tu n'y entres pas aisément, les soucis du quotidien peuvent encore t'habiter quelques pages… mais comme une randonnée à deux, lorsqu'elle te parle cependant que tu restes absorbé par ton propre monologue intérieur, tout à coup tu reviens à sa conversation, au présent, frais et disponible. Reste à te laisser emporter par une lecture résolument contemplative, méditative, où tu peux t'autoriser sur quelques pages à partir toi aussi dans une méditation quelconque pour être finalement repêché calmement par Monsieur Gao. La Montagne de l'âme incarne la définition du roman que donne le narrateur “une production de sensibilités” qui “mélange les désirs”. Qu'en pensez-vous ? + Lire la suite |