« Aujourd'hui, 8 mai, est-ce vraiment la victoire ? »
Dans
Nedjma de Yacine Kateb, Lakhdar et Mustapha se posent la question alors qu'ils ont déserté l'école pour se rendre dans la ville de Sétif, en Algérie. La cérémonie officielle fête l'indépendance française pendant qu'une contre-manifestation populaire écrit au couteau, dans le bois des pupitres et des portes « Indépendance de l'Algérie ». A Sétif mais aussi à Guelma, à Kherrata et dans l'ensemble du Constantinois, les populations colonisées d'Algérie revendiquent leur droit à la liberté et à l'indépendance. Leurs revendications se termineront avec la mise à mort de 45 000 personnes et de nombreuses arrestations arbitraires. Yacine Kateb écrit sobrement : « Les paysans sont mitraillés. Deux fugitifs sont fusillés à l'entrée du village. La milice établit la liste des otages. Maître Gharib est désigné comme un des meneurs ». L'austérité de l'écriture ne doit pas faire croire au désintérêt ou à la retenue. C'est une façon puissante et déconcertante de suggérer l'indicible.
Avant
Nedjma, il est difficile de trouver un récit francophone algérien de l'événement, soit que l'expression se fasse dans la langue idiomatique, soit que le récit se soumette aux critères de jugement esthétique et littéraire de l'élite culturelle. Celle-ci, on ne s'en doutera pas, provient de la métropole et qu'elle se veuille intransigeante ou bienveillante, elle ne manque pas d'étouffer l'expression d'une identité algérienne autonome par excès de conservatisme ou de paternalisme. Dans ce cas, est-il possible d'accéder au point de vue authentique d'un algérien s'exprimant en langue française à propos de l'asservissement colonial de l'Algérie et de sa quête d'indépendance ? Si le dialogue est incontestablement établi entre la France et l'Algérie, il reste unilatéral, se dirigeant de l'autorité métropolitaine à l'extension maghrébine.
Dans l'immédiat de l'après-guerre, les mentors de la littérature nord-africaine se nomment
Albert Camus,
Emmanuel Roblès,
Gabriel Audisio… On l'aura compris, ce sont tous des européens de la colonie. En 1946, Roblès créa Forge, une revue littéraire bilingue ouverte aux jeunes auteurs « indigènes ». On pourrait se réjouir que page blanche leur soit laissée pour faire découvrir leurs oeuvres mais leurs opportunités de publication resteront en faits subordonnées au droit de regard des fondateurs européens de la revue. Ce sont eux les juges qui distribuent les bons points et accordent le droit d'apparition aux auteurs « indigènes » afin qu'ils transmettent le discours légitime –celui que veut entendre la métropole. Sans doute ne sont-ils pas conscients de la forme de censure dissimulée qu'ils infligent à ces jeunes auteurs. On retrouve en quelque sorte le phénomène de violence symbolique que décrira plus tard
Pierre Bourdieu pour parler des rapports de force pouvant se produire entre deux ou plusieurs individus ou groupes d'individus placées sur des positions différentes sur l'échelle de la légitimité culturelle. Malgré leur réelle volonté d'ouverture, les fondateurs européens s'arrogent sans le remarquer un droit que les auteurs indigènes ne sont pas en mesure de réclamer : celui de la juste connaissance des formes littéraires légitimes.
Yacine Kateb va détonner en remettant en question la structure de cette fausse-communication unilatérale. En 1946, le poème « Bonjour » extrait de son recueil des « Soliloques » est publié dans Forge et retient l'attention du Gouverneur Général français Chataigneau. Celui-ci lui permet d'obtenir une bourse de séjour en France au printemps 1947 pour donner une conférence sur Abdelkader et l'indépendance algérienne. On se souviendra aussi du courage de Kateb lorsqu'il remet en question la hiérarchie officielle en adressant très directement une lettre à
Gabriel Audisio, haut responsable de l'OFALAC pour la maîtrise de l'information dans le cadre des relations entre la France et l'Algérie. Il se présente à lui comme
Verlaine avait adressé une lettre à
Victor Hugo le 12 décembre 1858, dans l'humilité de la jeunesse cherchant le soutien du maître et dans la volonté de dépasser le modèle par la force de son énergie ardente. Yacine Kateb cherche alors à publier son premier roman qui s'intitulera
Nedjma. le nom de cette jeune femme cristallise, à travers l'histoire de quatre branches d'une tribu se retrouvant autour de cette divine et effroyable amante, la figure insaisissable de l'Algérie. La publication ne se fera pas sans heurt. En automne 1952,
Gabriel Audisio soumet l'ébauche du roman à la critique de son ami Roblès qui vient d'intégrer l'équipe éditoriale des éditions du Seuil, où il a créé la collection « Méditerranée ». Roblès se montre très dur et juge que la composition est chaotique, les personnages trop peu différenciés, le style obscur. Yacine Kateb vient d'infliger une terrible blessure narcissique à l'intellectuel français : malgré l'utilisation de la langue française, le discours lui est impénétrable et c'est ce qui le sépare définitivement de l'histoire algérienne.
Au cours de cette longue phase de maturation inspirée par les événements du 8 mai 1945 et soutenue par l'ambivalence des autorités françaises sur l'Algérie, Yacine Kateb ne cesse de travailler sur
Nedjma, réduisant son contenu de 2000 à 250 pages environ et faisant circuler les fragments à l'intérieur d'une oeuvre en forme de mosaïque. Yacine Kateb nous parle de l'Algérie après l'indépendance française, dans ses errements à la recherche d'une identité nationale algérienne débarrassée de son asservissement colonial, sans jamais citer une seule fois explicitement la douleur du déracinement.
Aujourd'hui, le roman de
Nedjma revient sur les devants de la scène de la littérature francophone. On rend gloire à cette figure de cette jeune femme qui est à la fois la cousine aimée, la femme fatale destructrice, incarnation de l'Algérie profanée pour laquelle on peut parfois mourir, et expression du deuil d'une génération brisée qui exalte la bâtardise. On rend gloire également à cette littérature dont la métropole a souhaité diminuer la légitimité, alors qu'elle semble aujourd'hui avoir su émettre une prémonition de l'Histoire de l'indépendance algérienne. Mais tous ces jugements sont encore ceux de la métropole sur l'ancienne colonie, et qui sait si le sens de
Nedjma n'est pas encore enfoui sous notre volonté et notre prétention à nous faire les interprètes du sens de l'Histoire ?
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