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Critique de bobfutur


(La scène se déroule dans les couloirs du Grand Théâtre National de Pékin, alors que le rideau tombe sur la représentation de l'opéra « La famille Shangguan », sous les hourras du public.)

Un homme, sorti peu avant de la salle, souffle, s'essuie les mains sur son front, puis s'avance prudemment vers une silhouette, aperçue dans un recoin obscur du vaste édifice…
A mesure qu'il s'approche, l'odeur désagréable mais salvatrice d'une cigarette de marque étrangère se fait connaitre. Fouillant dans ses poches, hésitant, il lui lance :
« — Bonsoir mm.. v…vous… vous auriez une cigarette ?
— Sûrement, mais il est interdit de fumer ici ! », lui répond sans se retourner son brumeux interlocuteur. 
Un silence s'en suit, l'homme ne sachant bredouiller autre chose qu'un « et vous ? », tout en balayant du regard le côté opposé.
« — Oh moi,… mais je ne suis pas vraiment là… je ne suis qu'une conscience humaine dépersonnifiée, agenre et inethnique. Les catégories ont peur de moi. Je suis utile aux voyageurs qui ont mangé leurs boussoles. Et vous m'avez l'air perdu… tenez : ( sortant de l'ombre, une main gantée présente un paquet de cigarettes Morley et un briquet jetable siglé « I LOVE BRUNO » ) très peu de monde passe par ici de toutes les façons… », sa voix se faisant caressante, « Voilà… là… Vous n'avez pas aimé le spectacle ? »
L'homme s'étouffe, expulsant de la fumée de tous les côtés, bleu, puis se ravise en réaspirant le tout par la bouche, ayant oublié la bonne manière de faire, avant de réussir à articuler son doute, et de poursuivre :
« — Par où commencer…? C'était tellement long… j'ai eu le temps de passer par tous les états possibles et contradictoires, jusqu'à ce que tout se mélange irrémédiablement dans une fièvre chaude à en claquer des dents.
— Vous voyez ? ça vient ! là… Vous voyez ce divan, là ? Installez-vous, et parlez-moi encore…
— Ha ! merci, je ne l'avais pas vu (sont forts ces chinois)… mais vous, comment vous appelez-vous et pourquoi je ne peux voir votre visage ?
— Cela n'a aucune importance, parlez-moi de votre mère plutôt….
— On y vient ! Il faudrait plutôt parler de celle de l'auteur Mo Yan, ou du moins de la relation qu'il a pu entretenir avec… Ou pas… Je ne crois pas que j'ai envie de savoir…
— Je sens bien que vous n'êtes pas à l'aise avec cette histoire, détendez-vous…
— Mais ça m'énerve plutôt ! Regardez, là, au dos du programme, cette phrase mise en exergue : « L'humanité ne se sentira bien que si l'on prend bien soin des seins », juxtaposée à son portrait, donnant l'impression qu'il a l'oeil goguenard… Mais je ne peux pas réduire « les femmes » à cette métonymie poitrinaire ! Et cette phrase n'a rien de joli ou de définitif, il y avait sûrement mieux à choisir dans cet énorme machin ! Et doit-on toujours faire dans le freudien ! Oedipe noyé dans une baignoire ! L'allaitement comme découverte supposée de la sensualité ! le choix d'avoir le choix de ne pas choisir, ou non, et d'en écrire des livres dessus (« Mes seins, mon choix ! ») !
— Mais c'est un vibrant hommage aux femmes… Et puis vous mélangez un peu tout là…
— Je n'y peux rien, voyez ce brouet d'Histoire chinoise, posé sur une montagne de cadavres, assaisonné de magique et de folklore, organisé autour de l'obsession d'un débile-stade-oral, et c'est moi qui mélange tout ! Bon, le message est bien-sûr bien compréhensible : le fils unique, les pieds bandés, la faible valeur d'une vie, les traditions face à la modernité…
— Vous voyez…
— Oui, mais j'ai l'impression qu'on n'a pas le choix de ne pas l'aimer… Entendez la salle, ils en redemandent… Et moi j'ai eu la chance de vous croiser, sinon j'aurais gardé tout ça pour moi…
— Mmmh…je comprends…oui… mais je vous signale que nous enregistrons tout ici…
— Tout !? Nous ?! Ha !… Euh… Tenez, j'en avais commencé une version plus « officielle », vous pourriez la substituer à tout ce qui vient d'être dit, voyez : »

« Les enfants de la famille Shangguan : conversations généreuses et belles assises »

« Chef d'oeuvre impossible. »
« Ce titre, quelque peu paresseux, emprunté à un journal suisse, du temps de la sortie du film « La  Vita é Bella » de Roberto Benigni, n'en est pas moins un rigoureux résumé de cette longue et laborieuse traversée. 
Le génie est bien au rendez-vous, par son ampleur, son ambition, et son originalité. 
Embrasser un siècle d'histoire chinoise, à travers une épopée familiale aux frontières du  fantastique et du délir… (fin du texte) »

Le silhouette se fond dans l'ombre plus avant, ricanante, et, prenant une voix de conseillère municipale, elle lance :
« — On sent bien que vous vous ennuyiez… et ce journal… c'était lequel ?
— le Matin, je crois…
— Ha ! Bah ils ont disparu entretemps, comme vous, très bientôt… ! Adieu ! »

Et l'homme se retrouva seul et dans l'obscurité la plus complète, une voix lointaine récitant des prières venues du froid et de la steppe comme seule présence.
(Le briquet « Bruno » ayant été emporté par un bernard-l'hermite…)
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