The ascent to godhood est la quatrième novella du cycle Tensorate, par
Jy Yang, après
The black tides of Heaven,
The red threads of Fortune et The descent of monsters. Comme pour les autres romans courts de ce cycle, l'illustration de couverture est une fois de plus une pure oeuvre d'art.
La novella s'ouvre dans une taverne, en territoire rebelle. Alors que la mort de la Protectrice Sanao Hekate vient d'être annoncée, et que tous se réjouissent, celle qui aurait le plus de raisons de le faire, Lady Han, l'âme du mouvement Machiniste, est écrasée par le chagrin. Elle se confie alors à une personne qui est justement venue la trouver (et dont on ne comprendra l'identité qu'à la fin),
lui racontant sa relation très personnelle avec le tyran. Ce récit autobiographique occupera l'écrasante majorité du texte, avec quelques passages très occasionnels se reconnectant avec le présent, auquel on ne revient définitivement qu'à la toute fin. Cette analepse géante sert à éclairer, en plus de la relation Han / Hekate, la façon dont le mouvement Machiniste a eu autant de succès dans sa quête contre le Protectorat et le Tensorat, ainsi que celle dont Hekate est parvenue au pouvoir puis l'a exercé. Il s'agit donc d'un prélude à
The black tides of Heaven, mais
The ascent to godhood est aussi un tout petit bout de suite à The descent of monsters.
Une conséquence de cette analepse est aussi que cette quatrième novella peut parfaitement se lire de façon indépendante du reste, même si on ne comprendra évidemment pas quelques allusions à des personnages ou des événements précédents. Mais cela restera tellement mineur que c'est une porte d'entrée possible dans l'oeuvre de
Jy Yang (et vous pouvez me croire, celle-ci vaut le coup).
La construction du récit est différente de celle des autres textes de Tensorate : alors que The descent of monsters était un roman épistolaire, cette fois Yang utilise une variante de la technique que
Lovecraft employait dans le modèle de Pickman, à savoir le fait qu'aucun dialogue n'est écrit de façon standard. Pour les scènes se déroulant dans le présent, dans la taverne, le lecteur n'entend que la voix, les réponses, de Lady Han, pas les questions posées par son interlocuteur. de même, dans l'analepse, la partie des dialogues n'impliquant pas Lady Han est relatée par cette dernière, sur le mode « elle a dit, il a dit ».
Lady Han commence son autobiographie à l'époque où elle a douze ans, et où, petite paysanne (elle précise que dans ces campagnes reculées, on ne choisit pas son sexe à partir d'un état artificiel neutre, comme dans la capitale), elle ne porte ni ce nom, ni ce titre. Après une année difficile et une maigre récolte, elle est vendue par ses parents à un homme, qui la cède à son tour à une école formant l'équivalent des Geishas dans cet univers. Nous allons ensuite la suivre, au fil des années, puis des décennies. À seize ans, elle va devenir la maîtresse d'un bureaucrate ambitieux, probable futur ministre, et attirer de ce fait l'attention de la fille du Protecteur de l'époque, Hekate. Celle-ci va
lui proposer un marché, et en remplissant sa part, l'ancienne paysanne devenue « Geisha » va entrer dans l'entourage de la princesse, devenant ainsi Lady Han. Elle va
lui servir d'amante, de personne de confiance, puis d'âme damnée, et l'accompagner dans sa conquête impitoyable du pouvoir, jusqu'à ce qu'elle devienne le Protectrice. Jusqu'au moment où, de sa plus fidèle compagne et servante, elle va basculer et devenir son ennemie la plus efficace (grâce à deux points très bien amenés de la part de Yang).
Un des gros points d'intérêt du texte est de comprendre comment la Protectrice, que le lecteur des autres novellas connaît déjà, a pris le pouvoir, refaçonné le Protectorat, et pourquoi elle est devenue si impitoyable (on en apprend donc beaucoup sur ce personnage).
The ascent to godhood est presque autant un manuel de l'assassinat (ici politique) que Jhereg de
Steven Brust, et en tout cas ce
lui, définitif, de l'intrigue de Cour, de la façon dont on s'empare du pouvoir. C'est un texte si impitoyable qu'il aurait pu être inhumain, digne de la plus sordide des Dark Fantasy, si cet aspect n'était pas contrebalancé par la part d'humanité justement apportée par le récit de Lady Han, qui a été témoin et parfois actrice des événements. On vit sa reconnaissance du fait d'être choisie, sortie de la fange, traitée comme une personne et pas une chose, un bien. On voit son amour pour Hekate, puis son fils. On voit la fidélité aveugle, qui conduit à l'impensable, au sordide. On ressent sa déception, son amertume, la brûlure de la trahison, lorsqu'elle comprend comment on s'est joué d'elle sur deux plans. On saisit, dès lors, pourquoi les Machinistes ont été si efficaces, pour frapper, bien sûr, mais aussi et surtout pour survivre, alors que la Protectrice avait écrasé tant de mouvements rebelles avant eux.
On apprécie aussi l'honnêteté de la narratrice, la nuance : elle précise qu'aussi incontestablement tyrannique qu'ait pu être le Protectorat sous Hekate, il a aussi eu quelques bons côtés, comme le fait que les femmes y soient mieux traitées ; pour les actes qu'elle a pu commettre, vols ou meurtres, elle ne se cherche pas vraiment d'excuses, assume en grande partie ce qu'elle a fait, tout comme elle assume sa trahison finale ; pour son implication dans la rébellion Machiniste, elle n'invoque pas de nobles motifs, pas la recherche du bien et de la justice, mais bien au contraire l'accomplissement d'une impitoyable vengeance (ce qui n'empêche pas le fait qu'elle pleure la mort de son ancienne amante). Yang a toujours bâti, dans ce cycle, des personnages complexes, nuancés, crédibles, bref humains, vivants, et ce quatrième court roman ne déroge pas à la règle. Conjugué à sa plume (qui me semble avoir gagné encore une dimension supplémentaire), nous obtenons un récit prenant et une puissante empathie pour la narratrice, dont nous vivons intensément les quatre changements de paradigme qui jalonnent sa vie (paysanne / « prostituée » / confidente et âme damnée / impitoyable ennemi). Sachant que la dimension initiatique est évidemment présente, notamment dans la façon dont l'oie blanche politique comprend peu à peu les jeux sordides du pouvoir, de son acquisition à la façon de le conserver.
Au passage, Yang lâche une petite bombe sur le plan de son magicbuilding : il serait donc possible à tout le monde d'apprendre le slackcraft, la magie… de même, il revient sur certains épisodes marquants des novellas précédentes, dont la conception des jumeaux et le plan de Sonami.
Au final, en nous en apprenant plus sur la vie sur la vie de la Protectrice, sur l'Histoire des dernière décennies du Protectorat, ainsi que sur les acteurs ou raisons de certains événements, cette novella est déjà intéressante, mais sa construction et sa narration particulières, ainsi que le récit très émotionnel, générateur d'empathie, achèvent d'en faire, à mon avis, le second meilleur texte de Tensorate, et un court roman, lisible de façon autonome, d'une grande valeur. Merci à vous,
Jy Yang, puissent les jurys des prix littéraires enfin vous couronner, et nos maisons d'édition françaises enfin réaliser que, que ce soit en terme d'univers, de personnages ou de narration, on tient, avec ce cycle, une des oeuvres de Fantasy les plus novatrices, progressistes et intéressantes sorties durant la dernière décennie.
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