AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
3,3

sur 71 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
"Double nationalité" est un délice composé d'humour, de réflexion et d'un regard profondément troublant sur l'identité.
684 pages, c'est énorme mais on ne se doute pas à quel point il se dévore en une bouchée.
Sincèrement, j'ai été bouleversée.
Commenter  J’apprécie          200
Une jeune femme amnésique se réveille à l'aéroport de Roissy avec, dans son sac à main, deux passeports et deux trousseaux de clefs et guère davantage. Par contre, dans sa besace cognitive, elle retrouve aussi deux langues bien maîtrisées et l'aptitude à mener sa quête (double-)identitaire sur un plan éminemment dialectique, observée par un narrateur à la deuxième personne du pluriel – ce qui place instantanément le récit sous l'égide ou dans la filiation du grand roman de Butor, La Modification. Clin d'oeil adressé au lecteur ? Distanciation entre l'auteure et la protagoniste ? Dans l'un ou l'autre cas, il n'empêche pas le narrateur de renoncer à une posture surplombante, pour se faire le simple rapporteur d'un flux de conscience au cheminement non-linéaire, contradictoire même, où les synthèses sont rares et la progression parfois lente, hésitante, quaternaire, parfaitement structurée. le côté enquête d'amnésique, tel qu'on le connaît chez Modiano, est relativement moins important dans ce roman de taille pourtant considérable qu'une série de réflexions extrêmement pertinentes sur la condition du binational, du descendant d'immigrés, sur le nationalisme dans deux pays de cette Europe contemporaine héritière de la géopolitique bipolaire et confrontée à la Grande migration, mais aussi sur le bilinguisme, ainsi que sur la profession de traducteur-interprète. Les adeptes de l'enquête peuvent être déçus par la relative rareté des rebondissements mais aussi par une étonnante pénurie de descriptions matérielles – des lieux parcourus dans les deux villes (hormis deux plaques commémoratives), des objets présents dans les deux appartements, des fichiers des deux ordinateurs et même des archives familiales placées sous le lit ; même de sa propre image, Rkvaa (qui à l'évidence ignore l'invention ancienne du miroir...) ne retiendra que le traumatisme de ses grands pieds !
Mais regardons plutôt ce qui est là. Une double structure quaternaire. Non pas deux pays mais quatre : la France et la Lutringie la Yazidie et la Hongrie ; ce ne sont pas les doubles imaginaires des pays réels, mais l'expression de la différence entre ces pays vus d'ici et vus de là-bas. Ontologisation de la perception selon la position de l'observateur dans l'analyse géopolitique. Très perspicace. Quadruple posture identitaire : d'ici, puis de là-bas, puis des deux, puis de ni ni, avec plein de retours en arrière. Très juste. Quel est le point de rupture dans l'adhésion à la communauté nationale ? Ce poison qui (vous) unit à faible dosage et (vous) rejette à forte dose (voire qui vous tue) : le nationalisme. Quatre formes d'icelui et deux épisodes de franchissement du seuil, dans ces deux lieux. Très bien vu. C'est joli aussi qu'il en prenne pour son grade, le nationalisme, dans toutes ses déclinaisons.
Et d'autres choses également, au hasard de celles qui m'ont donné le plus de matière à réfléchir, ou à m'identifier. La dialectique du flux de conscience a besoin de dialogue. Pour plusieurs raisons – choix narratifs – celui avec les personnages secondaires humains est frustrant. Avant que le cahier hongrois où sont enregistrés les pensées (en quelle(s) langue(s) ?) ne soit le plus fertile, il faut Petite Taupe. Objet transitionnel, fétiche de re-conjonction à l'enfance. Une très belle trouvaille. L'on souffre de sa disparition prématurée, brutale, en cela assez symétrique avec celle du cahier. Laquelle est fonctionnelle à une chute vraiment bien menée.
Problématique du bilinguisme vs diglossie. Impossible décision entre les deux types idéaux. Incessante réversibilité des compétences absolue et relative dans la condition de polyglossie. Impossibilité de la spontanéité de l'acte de langage chez le plurilingue, qui se différencie en cela du monolingue, et en même temps aspiration identitaire du premier à « ressembler » au second pour se faire accepter de lui... L'angoisse de l'accent...
Problématique de la mémoire comme condition de l'identité, mémoire comme permanence, identité dans ses rapports à l'identique et au changeant, avec des références très prononcées à Paul Ricoeur et une qui m'a semblé absente : au fameux séminaire sur l'identité de Claude Lévi-Strauss. [Mais à moi aussi, dans un contexte plus grave, il avait été reproché d'avoir fait l'impasse sur cette référence.]
Enfin, je voudrais faire quelques considérations d'ordre stylistique. Sans verser dans un expérimentalisme per se, le plume toujours attentive et professionnellement perfectionniste de la traductrice est très évidente. J'en veux pour preuve le détail suivant : pour la première fois, à ma connaissance, la faute de français (erreur de grammaire) est utilisée en littérature comme morphème signifiant : c'est à la p. 21, où il est question de dysorthographie de la ville d'Iassag, qu'apparaissent les deux seules fautes sur 685 pages : « s'écrive » - subjonctif au lieu d'un indicatif, dans la phrase même ; et « les mêmes raisons qui vous ont conduites » - faute d'accord, deux phrases plus bas. C'est subtil. Il y a aussi des fausses lourdeurs syntaxiques çà et là, mais dont la signification est tout à fait évidente.
En outre, j'ai beaucoup aimé la foison des métaphores mathématiques ; j'ai adoré l'actualisation des jurons à la Capitaine Haddock, avec une préférence pour « espèce de salicorne des marais putrides » (p. 650) ; j'ai goûté à la présence constante d'un humour de type hyperbole absurde, notamment sur les ambitions nuptiales de l'héroïne (qui au demeurant pâtit d'une vie sentimentale et sexuelle assez lamentable) ; j'ai apprécié un usage minimaliste de la virgule (que j'ai interprété comme une réaction aux abus de ponctuation post-L.F. Céline), ainsi que l'astuce de la plus petite police pour suggérer le susurrement intérieur...

Comment mesurer la jubilation que m'a provoquée cette lecture alors que le temps seul dira le degré d'influence qu'elle aura eue ? En me ruant sur les deux autres oeuvres de l'auteure ? En multipliant les citations que j'aurais envie de transcrire ? En comptant (les doigts d'une main me suffisent) les romans que j'ai qualifiés uniquement d'intelligents ? En tentant un classement hiérarchique : top combien de l'année ? sur cinq ans ? sur dix ? sur cent livres ? sur mille livres (si j'en suis déjà à ce nombre-là) ? sur combien d'années lectorales restantes eu égard à mon espérance de vie et de vue ? À relire tout de suite ? une fois encore à l'avenir ? plusieurs fois ? autant de fois que les quelques trucs que j'ai moi-même commis ?
Commenter  J’apprécie          110
La quatrième de couv m'a intriguée : une femme amnésique se retrouve dans un aéroport et s'interroge sur l'identité et la linguistique ( je suis tombée sur ce livre juste après ma lecture de ÉPÉPÉ, de Ferenc Karinthy, qui commence également dans un aéroport avec les mêmes thèmes d'identité et de langue – je le lis seulement maintenant vu la hauteur de ma PAL – les deux auteurs sont hongrois – autre coïncidence)
Le ton est original puisque l'auteure utilise la deuxième personne du pluriel pour s'adresser à cette jeune femme. Ce « vous » à la fois distant et poli ne manque pas d'humour, et de provocation…
La jeune femme découvre qu'elle a deux passeports l'un français, l'autre Yazige ; nous apprenons un peu plus loin que la Yazigie est un petit pays coincé entre la Pologne et l'Ukraine avec beaucoup de pommes de terre et aucun littoral. Qu'est il arrivé à Rkvaa J-ai-oublié-son-nom-de-famille ? (patronyme qui pourrait être traduit par Fleur Martin en français de France)
Elle essaie de mener l'enquête et finit pas découvrir qu'elle est née en France de parents Yaziges. (Très organisés ses parents, décédés dans un accident de voiture , lui ont laissé toute leur vie bien rangée dans des cartons).

J'ai adoré le ton de cette trentenaire : elle se pose (et nous pose) des questions sur l'identité, la langue, le bilinguisme, le racisme , le devoir de mémoire (ce qui n'est pas facile vous en conviendrez pour une amnésique)
La jeune femme est très étrange : à la fois très intelligente et avec un discours très construit et à d'autres moments, elle parle à sa peluche (tchèque la peluche siouplait) et à son basilic (une plante pas un serpent) polonais de surcroît.

La deuxième partie se déroule en Hongrie (la Yazigie de la première partie), la France est devenue la Luthringie, comme si le fait de changer de pays faisait changer notre « héroïne » d'angle de vue de façon radicale…De très drôle le ton prend de plus en plus de sérieux et aboutit à une réflexion sur le sort des migrants à l'heure actuelle.

Double nationalité ou comment guérir d'un schizophrénie amnésique en parlant polonais à un basilic ou lutringeois à une taupe Tchèque…?

Vous n'avez rien compris à mon avis (ravi) alors filez lire ce livre,
Commenter  J’apprécie          83
Le gros pavé de Nina Yargekov, Double nationalité, m'a accompagnée pendant mes vacances estivales, courtes pour cause de déménagement et consacrées exclusivement et exceptionnellement à la farniente. J'ai donc passé une semaine entière à me prélasser autour de la piscine d'un mas provençal à Uzès (la piscine étant quelque peu plus récente que le mas) et à me plonger alternativement dans la dite piscine et dans ce roman.

Il m'a été offert par mes filles pour mon anniversaire : « avec un titre comme ça, c'était obligé ». Dans la famille, nous sommes en effet tous binationaux, mais nos deux nationalités sont moins exotiques que celles de la narratrice, Rkvaa, traductrice-interprète de son métier, qui est d'abord française et yasige puis hongroise et lutringeoise (lutringienne ? je ne sais plus). La bizarrerie du récit se manifeste dès les premières pages, dans lesquelles on rencontre l'héroïne dans un aéroport, complètement déboussolée, qui ne sait pas qui elle est, d'où elle vient, où elle va, ni pour quelle raison. Et elle nous livre son histoire loufoque se reconnaissant progressivement au fil des pages, quoi que, et se débrouillant pour composer avec son amnésie, mais s'agit-il bien de cela ? Tout cela à la deuxième personne du pluriel, qui contribue au comique du roman, avec ses faux airs du parfait manuel de la personne paumée et qui se retrouve sans repères.

Les repères culturels, linguistiques, sociaux, politiques sont justement au coeur de ce roman un peu bizarre mais fascinant et facile à lire, pour peu qu'on aime les narrateurs qui s'épanchent sans retenue. le sujet de la double nationalité est présent au début, à la fin et tout au long de ce long roman, qui se répète. En effet, et je fais ici une petite entorse à l'injonction que je m'impose habituellement de ne rien dévoiler d'important pour expliquer ce que je veux dire par « se répète ». C'est simple, il se répète : Rkvaa nous raconte ses mini aventures à Paris dans la peau d'une yasige qui est aussi française et puis elle recommence son histoire à mi-chemin dans le roman, avec des mini aventures différentes, dans un cadre géographique différent, mais cette fois-ci elle est lutringeoise et hongroise.

Je me suis posé la question du but de cette double histoire et ma conclusion c'est que l'auteur pousse la notion de la double nationalité, du double soi jusqu'au bout, en doublant tout simplement le récit. Je me suis aussi posé la question du choix des deux paires de patries, composées chacune d'un pays bien réel : la France, la Hongrie et d'un pays imaginaire : la Yasigie et la Lutringie. D'ailleurs, au début de la première partie, j'avais un doute sur l'existence d'un pays qui s'appelait la Yasigie et je n'étais pas assez motivée pour décoller de mon transat et aller chercher de quoi faire des recherches. Je me disais vaguement qu'il s'agissait peut-être du pays des Yézidi, ma mémoire vacillant en effet sur le nom de ce peuple dont on parlait il y a quelques mois quand les horreurs perpétrées contre lui ont fait là une des médias et puis j'ai rapidement compris que non, on était dans le domaine du semi-imaginaire. Semi seulement, car un pays sur deux est imaginaire et semi aussi car les questions du sentiment d'appartenance à tel ou tel pays, de limites du bilinguisme, de conflits culturels ou autres entre ses deux pays, ces questions-là sont bien réelles. J'en sais quelque chose, mes deux pays, la France et l'Angleterre (j'ai tendance à parler spontanément de l'Angleterre, même si ce n'est pas une nation, parce que « britannique » ne veut pas dire grand-chose culturellement parlant) étant l'exemple parfait du couple je-t'aime-moi-non-plus.

La méditation comique de Nina Yargekov est longue mais bourrée de pépites. J'ai tenté de trouver quelques citations à partager ici, mais hors contexte, elles perdent de leur sel et j'y ai renoncé. On a l'impression que l'héroïne, dans ses réflexions et dans ses actions, pratique l'auto-dérision sans cesse et sans forcément s'en rendre compte.

Le ton de l'histoire n'empêche pas l'auteur de traiter de sujets sérieux, voire graves : interdiction du binationalisme, nationalisme extrémiste, racisme sont évoqués lucidement, au travers les (très nombreuses) questions que se pose Rkvaa, ses hésitations et ses maladresses parfois. Tout l'art de Nina Yargekov consiste à incruster ces questions sérieuses, avec d'autres qui le sont beaucoup moins, dans un quotidien absurde, parsemé de péripéties loufoques.

C'est un livre à lire quand on a du temps, mais à savourer dans ce cas.

Lien : https://helenewilkinsonbookr..
Commenter  J’apprécie          40
Attention, attention : avec « Double nationalité », vous embarquez pour 680 pages publiées chez P.O.L. Autrement dit, ce pavé, c'est du lourd (662 grammes, vous avez pesé ; c'est bizarre, vous auriez dit plus, votre balance de cuisine doit être en panne, en tout cas ce serait moins lourd en epub), c'est du bien épais (45 millimètres, vous avez mesuré ; d'ailleurs c'est un moins épais en format poche mais vous, vous avez exigé de tenir entre vos mains la version blanc côtelé originale de chez P.O.L.), et du point de vue du style, c'est pas du Levymussobussidicker ni même du Nothomb, rien de déjà vu en fait, c'est un OVNI à vrai dire.

Les phrases sont longues, ça digresse à tout va, ça cliquette pas mal dans la tête de Rkvaa (dans votre tête, pardon, mais c'est tellement vrai ce que pense Rkvaa, c'est tellement vous, pour un peu ce serait presque vous qui penseriez aussi, il faut vous comprendre, non non, vous ne vous comprenez pas).

Vous passez les premières pages avec étonnement, vous vous surprenez à sourire, nom d'un peigne à limaces, vous tâchez tant bien que mal de comprendre qui que quoi voire où, ce n'est pas la peine n'insistez pas, vous vous surprenez encore à sourire, c'est qu'elle est quand même bien inventive Nina Yargekov, son voyage au coeur de la langue est divin, sa distorsion de la phrase vous arrache un soupir d'extase, pour un peu vous lui achèteriez bien une peluche ou une plante aromatique pour la féliciter Nina, mais vous sentez bien, cornette de brumisateur, qu'il faudra vous accrocher pour arriver à la dernière page quand même malgré tout l'amour dont vous débordez présentement .

Bon, vous deviendrez experte en tournures yaziges, vous parlerez Trianon et Roumains (oups, Transylvains), vous franchirez des frontières terrestres mais pas que, c'est un brin trop politique parfois pour vous malgré tout, et puis oh là là mine de rien elle dépote Rkvaa, elle dézingue, et au final, au bout du bout, nom d'une boucle de ceinture, vous aurez bien aimé être Rkvaa, vous aurez aimé découvrir Nina Yargekov et votre âme littéraire qui fait boum en sa compagnie, mais voilà, vous ne saurez peut-être même plus qui vous êtes ou si vous avez jamais été. Ah, ah.
Lien : http://www.facebook.com/Pere..
Commenter  J’apprécie          30
Que feriez-vous si vous vous réveilliez dans un aéroport, frappée par une amnésie aussi soudaine que totale ? Pour l'héroïne de Double nationalité, la réponse s'impose vite : découvrant dans sa valise deux passeports, l'un de France et l'autre de Yazigie, petit pays d'Europe de l'est, elle décide de mener une enquête sur sa propre identité. Est-elle une espionne ou une fille d'immigrés ? Duquel de ses deux pays, dont elle maîtrise parfaitement les deux langues, se sent-elle la plus proche ? Et pourquoi connaît-elle par coeur tout le répertoire d'Enrico Macias ?

Déployant un monologue intérieur tempétueux et volontiers incongru sur 600 pages, Double Nationalité nous plonge au coeur d'un sac de noeuds identitaire impossible à trancher, son héroïne faisant face à un tiraillement continu entre sa part yazige et sa part française. Sans jamais se départir d'une inventivité comique phénoménale, Nina Yargekov questionne à travers ce personnage loufoque et attachant la notion d'appartenance nationale, et signe un grand roman sur l'identité, l'exil et les crispations nationalistes qui agitent le monde contemporain.
Lien : https://www.instagram.com/p/..
Commenter  J’apprécie          20
Une jeune femme se réveille dans un aéroport. C'est ainsi que débute cet étonnant roman de Nina Yargekov, lauréate du prix de Flore 2016.
Amnésique, maquillée à la truelle, l'héroïne s'étonne de porter un diadème et de connaître par coeur toutes les chansons d'Enrico Macias. Pour récupérer quelques bribes de souvenirs, elle commence à enquêter sur elle-même.
Très vite, elle s'aperçoit qu'elle possède une vie en double exemplaire : l'une dans son pays natal et l'autre dans son pays d'origine. Traductrice juridique, elle est de celle qui possède une double nationalité. La jeune femme va alors suivre plusieurs pistes qui partent de son ordinateur, mais aussi des archives familiales classées selon le système de Dewey.



Entre l'identité acquise par le droit du sol et celle léguée par le sang, notre amnésique ne sait que choisir. Sa tâche est rendue plus ardue encore par sa propre personnalité ! Un système de pensée formé à l'interprétation intempestive et une imagination débordante viennent perturber le sérieux de cette enquête identitaire.
Est-elle une travailleuse du sexe, un agent secret ou simplement une interprète comme une autre ?
Dans un style exubérant et rafraîchissant, Nina Yargekov développe une réflexion pertinente sur l'identité nationale et le processus d'immigration et d'intégration.
Commenter  J’apprécie          20
Imaginez que vous avez perdu la mémoire, que vous vous réveillez au beau milieu d’un aéroport avec une valise et un diadème sur la tête. Vous êtes une femme, vous avez une trentaine d’années, de très grands pieds, et vous ne savez plus du tout ce que vous faites dans cet endroit. Vous ouvrez votre sac et vous y trouvez deux passeports, deux jeux de clés et une petite lingette rince-doigt.
Tel est le scénario de départ de Double nationalité , une épopée de de deux fois vingt trois jours passés d’abord en Lutringie (comprendre la France) et ensuite en Yasigie (comprendre la Hongrie) dans lequel l’héroïne va, non pas recouvrer sa mémoire, mais mener une auto-perquisition, découvrir qu’elle appartient à une double culture : née en France de parents hongrois, elle maîtrise les codes et la langue française de façon professionnelle –son ordinateur lui révèle qu’elle est traductrice-interprète – mais aussi le hongrois que ses parents lui ont appris, et conserver une attirance forte pour ce tout petit pays appelé à tort pays de l’Est.


« Au final, quelques heures après être entrée dans votre appartement, vous êtes toujours célibataire, vous êtes toujours une Française née de parents immigrés, toutefois votre vision de votre existence s’est grandement affinée – c’est une chance que d’avoir été frappée d’amnésie dans une société scripturale, nul besoin d’aller voir le chamane du village afin qu’il vous révèle la vérité de votre existence, vos quittances de loyer et vos relevés de points de retraite parlent d’eux-mêmes.
Vous êtes traductrice-interprète de profession. La chose est assez claire, votre curriculum vitae, vos notes d’honoraires, vos e-mails professionnels, tout concorde. Bon. Au moins vous savez pourquoi vous êtes si bien renseignée sur la vie des prostituées et des mules : vous êtes spécialisée dans le domaine juridique et vous travaillez régulièrement sur des affaires de proxénétisme et de trafic de stupéfiants. Vous exercez surtout en France, mais vous avez quelques clients en Yazigie, vous y aviez justement une mission il y a trois jours, cela explique donc votre voyage récent.»

Mais rien n’est simple, puisqu’ici tout est double.

Avec beaucoup d’humour, beaucoup de sincérité aussi, notre héroïne ou plutôt vous, – le lecteur est aussi un double du narrateur –, parce que l’auteur utilise dans tout son récit la deuxième personne du pluriel, mène l’enquête : rencontrant ceux qui sont censés être ses proches (sa meilleure amie hongroise, ses copines traductrices, sa grand-mère hongroise), fouillant dans les e-mails de son ordinateur, elle découvre de sa part un double discours.
Car au centre des deux cents premières pages, il y a la question : a-t-elle consciemment choisi d’habiter Budapest ? Et dans ce cas, les voyages à Paris ne sont-ils que des allers-retours professionnels – comme elle l’indique à ses amis en hongrois – ou bien, à l’inverse, vit-elle à Paris et rentre-t-elle de temps à autre dans sa patrie hongroise pour entretenir le mythe d’une hongroise ayant réintégré son pays d’origine, bien que dans une situation économique plus défavorable ? Mène-t-elle une double vie ? Via Internet s’est-elle déguisée en hongroise (c’est si facile via Internet) ?
D’où son trouble et les questions qu’elle ne manque pas de se poser : Qu’est-ce que le bilinguisme ? Dans laquelle des langues trouve-t-on son identité ? Sa citoyenneté ? Sa nationalité ?
La quête identitaire menée par l’héroïne au fil des pages et de ses 23 jours passés successivement à Paris, puis à Budapest va tenter de le préciser.

En même temps qu’un récit plein de rebondissements, ce roman est écrit dans une langue parfaitement maîtrisée, mais aussi parfois étrange (sortes de lapsus dans l’autre langue, comme traduite), – à l’image de ses jurons : « crotte d’astéroïde elliptique ! » –, elle nous offre surtout une quadruple vision du monde, plus ou moins lacunaire selon le point de vue, point de vue français, « lutringien », hongrois, « yasigien ». L’auteur peut ainsi désamorcer nombre de poncifs – « les Hongrois n’écriraient pas en cyrillique » ; « les Français seraient sales, incultes, malpolis » ou stigmatiser certaines attitudes nationales – « la culture française s’autodéfinierait comme meilleure que toutes les autres […], à tel point que les Français seraient métaarrogants, ils se féliciteraient de se penser supérieurs tout en enrobant la chose dans un discours mielleux ». De même du côté hongrois, avec sa nostalgie du « grand pays » et ses territoires perdus, ses bains d’eau chaude et son lac Balaton.

Au passage, c’est une langue parfaitement maîtrisée qu’elle nous sert : qui en effet parmi les locuteurs français pourra donner la définition sans sourciller de déictique, d’irrédentisme (ce terme là étant cité néanmoins par Emmanuel Macron sur France Culture) de collocation (si si avec 2 L, pas celui de l’étudiant parisien, mais l’autre, celui qui accole systématiquement deux mots ensemble) ou arriverait à placer généricité et biocénotique dans le même paragraphe ? Ou bien citer Paul Ricœur (cité abondamment aussi par notre actuel Président de la République) pour expliquer :

« Votre avocat, il vous regarde avec ses yeux bleus, vous êtes bien contente d’avoir mis une jolie robe, et il poursuit, Paul Ricœur, le récit comme opération de mise en concordance, vous voyez où il veut en venir ? Non ? Ne vous inquiétez pas, c’est assez simple. Raconter une histoire, vous explique-t-il, c’est prendre des faits et les combiner, les agencer, les organiser, ce qui équivaut à impulser des intentions, à proposer une interprétation, à suggérer une chaîne causale. »


Ce qu’il y a aussi de très amusant dans ce récit, c’est la façon dont vous ou elle observe ses pensées comme sous un microscope, comme si elles avaient une vie indépendante. Il y a par exemple une pensée d’elle qui est partie à New York, et dont on a de temps en temps des nouvelles. Ou bien des pensées qui s’affrontent dans une mise en scène dialectique, chacune s’avançant tour à tour pour exprimer son point de vue. Ou bien encore des états d’âme qui se succèdent par différentes techniques, comme celle-ci pour apaiser la colère : « Toutefois votre colère, qui est laide comme toutes les colères dictées par l’amertume, qui imprime à votre esprit des plissures et des froncements, ne s’est pas encore pleinement déployée que déjà surgissent dans votre paysage mental de petites pensées bienveillantes, qui bientôt se rassemblent et entreprennent de lisser la colère, de défroisser l’amertume, c’est la compassion humaine qui arrive, une sincère compassion douce et chaude et un peu triste, les Yaziges sont un tout petit peuple avec de grandes frustrations, un tout petit peuple rongé d’être un tout petit peuple, un jour ils apprendront à s’accepter tels qu’ils sont et ils iront enfin de l’avant, comme vous et vos pieds, on n’est pas toujours conforme à ce qu’on aimerait être. »

Mais en France il y a une menace qui plane sur son parcours : une loi devrait interdire la double nationalité et les biculturels devraient choisir … On y verra bien sûr des échos avec l’actualité politique sur la déchéance de nationalité.

Il faudra attendre les pages 600 pour que le champ de vision s’élargisse et que notre héroïne se trouve confrontée à l’actualité dans toute sa brutalité : amnésique, coupée du flux quotidien d’informations, elle n’était pas au courant de l’afflux de migrants dans son pays – difficile pourtant de passer à côté lorsqu’elle va à la Gare de l’Est et qu’elle voit ses groupes en quête de traversée à destination de l’Allemagne, vers l’Occident, vers l’un des pays du G7. Mais pourquoi diable ne pas rester en Hongrie, sa « patrie-chérie » ? Celle-ci serait –elle devenue inhospitalière ? Théorie impossible aux yeux de celle qui se croit redevenue hongroise par choix.
Comment peut-on être hongrois ? Réflexion sur la langue, le bilinguisme, l’identité, la nationalité et le rapport au pays, ce roman est tout cela à la fois et quelque chose de plus encore.
Dense et plein d’humour, brillant sans être pesant, les 684 pages ne sont pas du tout un pensum, ni un essai sociologique d’analyse comparée, ni un traité de pensée unique bien-pensant. Tout au contraire, Double nationalité se lit d’une traite en s’amusant beaucoup des tribulations de notre traductrice-interprète en quête d’elle-même.
A l’image de ses jurons : nom d’une crosse frigorifique !
Commenter  J’apprécie          20
Je suis tombé sous les charme de l'écriture et de l'humour dès les premières lignes : Nina yargekov vouvoie l'héroïne, ce qui est étrange (pas de je, pas de elle) et interpelle le lecteur : l'auteur s'adresse-t-elle à son interprète-traductrice, ou à nous ? L'héroïne, dont il est vain de se souvenir du patronyme,
Commenter  J’apprécie          10
Dans ce superbe roman, gagnant du prix de flore 2016, vous êtes le personnage principal de l'histoire d'une jeune femme, Rkvaa Nnoyeig, au cours d'un texte resurgissant d'une plume s'adressant aux lecteurs à la deuxième personne du pluriel. Vous réveillant dans un aéroport, ayant perdu la mémoire, vous allez découvrir peu à peu que vous êtes française, née de parents yaziges, et jouissez des deux identités. Vous habitez dans un appartement en France et découvrez dans vos échanges électroniques avec votre famille yazige que cette dernière semble croire que vous habitez en Yazigie et séjournez parfois en France pour votre travail de traductrice. Vous découvrez aussi que vos parents sont récemment décédés. Pourquoi faire croire à votre famille que vous habitez en Yazigie? Arriverez-vous à retrouver vos repères? Et ce nouveau fait d'actualité, l'application de cette nouvelle loi française, l'interdiction de la double nationalité en France… Quelle sera votre réaction?

Étant biélorusse d'origine et habitant en Belgique, cas semblable à celui du personnage principal de « Double nationalité », je me suis très vite identifié à l'histoire et j'ai été extrêmement bluffée par la force des mots et de la recherche de l'auteure. Nina Yargekov s'est si intensément plongée dans le ressenti de tous les jours des gens vivant dans un pays et étant originaire d'un autre, que bon nombre de fois je me suis surprise à penser « C'est vrai, c'est exactement ça! C'est dingue, je n'y pensais même plus, je n'y faisais plus attention. » S'habituant à notre pays d'accueil, on ne remarque plus ces choses indélébiles, innées, une langue maternelle qui nous a appris une autre facette du monde, une autre mentalité, une culture, une religion, des principes, des choses qui « se font » et des qui « ne se font pas » propres à notre culture d'origine. Ca commence par le prénom, Rkvaa, beau en yasige et tout son contraire en français. Puis deux langues; laquelle utiliser, laquelle attribuer à ses pensées? Selon le contexte, donc. Quel effort de réflexion à chaque fois. Et les faux semblants; faire comme les autres pour se sentir français. Tremper son pain dans du café? Beurk. Mais ici tout le monde le fait, alors vous trempez votre pain dans votre café. Et cette nostalgie de votre pays d'origine, cette mélancolie qui n'oublie aucunement de vous rendre visite. Ces larmes de joie devant un simple dessin animé yasige. C'est tout bête. Ce n'est pas grand chose. Mais dans un pays qui n'est pas la Yazigie, regarder un dessin animé yazige, c'est déjà beaucoup de bonheur.

Nina Yargekov aborde en profondeur le problèmes de par les réflexions de Rkvaa: nous sommes étrangers pour la France comme nous sommes devenus étrangers pour notre pays d'origine. L'auteur met surtout l'accent sur le fait que même en cas de perte de mémoire, son origine, ça se sait, ça se ressent. Ca se pense, ça se parle, ça se vit. Ca reste toujours encré en nous.

Le texte est si profond et direct que je n'ai pas seulement su m'identifier à l'héroïne, mais grâce à la véracité du texte et les profonds détails évoqués, je sentais tout bonnement mes tripes se serrer, cette boule dans la gorge et des pensées rêveuses avec un côté mélancolique. Ce livre m'a accompagné durant une semaine où j'ai lu Double Nationalité, j'ai pensé Double Nationalité, j'ai respiré Double Nationalité. Une lecture sensationnelle dotée d'une finalité qui ne m'a pas laissée sur ma faim. Un énorme coup de coeur.
Lien : http://lebloglitteraire.com
Commenter  J’apprécie          10


Lecteurs (200) Voir plus



Quiz Voir plus

Compléter les titres

Orgueil et ..., de Jane Austen ?

Modestie
Vantardise
Innocence
Préjugé

10 questions
20177 lecteurs ont répondu
Thèmes : humourCréer un quiz sur ce livre

{* *}