Biliose petit caillou, tome 1 : Le jeu d'osselets

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"Prologue

C’était un soir d’été. Le soleil terminait sa course dans un ciel encore teinté de rose. Au sol, quelques brins d’herbe volaient dans le vent. Des gouttelettes d’eau éclaboussèrent les fleurs du bas-côté de la route : les larges pneus noirs du camion rouge soulevaient le dépôt humide, laissé par la pluie fine tombée plus tôt dans la journée. La sirène beuglante attirait le regard inquiet et curieux des badauds qui se retournaient sur son passage.
Les habitants de la maison s’étaient tous assoupis devant la télévision. Le petit dernier dormait paisiblement dans son parc. Les jeunes parents n’avaient pas remarqué le canari couché au fond de la cage.

Un passant promenant son chien avait prévenu les secours. À l’approche de la maison, le petit animal s’était agité nerveusement. L’homme avait réalisé qu’une fuite de gaz affolait son compagnon. Malheureusement, il était déjà trop tard pour la famille. L’origine de la fuite était encore inconnue.
Seule l’aînée avait échappé au pire. Âgée de quatre ans, l’enfant était à l’anniversaire d’une copine de classe. Elle ne comprenait pas pourquoi ses parents n’étaient pas venus la chercher après le goûter, comme prévu. Pourquoi était-ce ce jeune garçon étrange qui l’avait emmenée dans cette voiture froide ? Le conducteur, un homme plus âgé, les sourcils froncés sous un béret noir, houspillait son compagnon.

— Quelle excuse as-tu trouvée pour qu’on te laisse emmener la petite ? demanda-t-il dans un souffle aux relents de cigare.
— Que j’étais un voisin et que les parents avaient eu un empêchement de dernière minute ─ expliqua le jeune homme, tête basse ─ Il semblerait que votre sort ait fonctionné. Le père a même dit qu’il se souvenait de moi et qu’ils avaient été prévenus par téléphone.
— Très bien. J’ai arrangé mon incantation pour qu’elle ne fasse plus effet d’ici quelques minutes. Ainsi, ils ne pourront pas parler de toi à la police. Le garçon acquiesça de la tête.

À l’arrière, la petite était plongée dans ses réflexions. Elle ne connaissait pas les hommes qui étaient venus la chercher. J’espère que maman ne sera pas fâchée. Elle m’a toujours dit de ne pas parler aux inconnus. C’était là sa plus grande inquiétude.

En s’aidant du dossier, le plus jeune se retourna vers l’enfant et lui sourit tristement. On ne distinguait plus l’iris du blanc : ses yeux étaient entièrement noirs et fixaient la fillette. La petite s’enfonça dans son siège. Il a les yeux des méchants. Le conducteur donna une tape sur les côtes de son voisin pour attirer son attention.

— J’aimerais maintenant que tu contrôles ton ombre ! Tu n’aurais jamais dû la laisser te maîtriser de cette manière ! Regarde ce que tu as fait. Tu as vu la pagaille dans laquelle on est fourrés ! Et cet enfant, maintenant, elle n’a plus personne. Tu as été un piètre apprenti, ce soir ! Je ne peux pas laisser passer une telle erreur. Tu vas devoir rattraper ça ! Tu vas t’occuper de la petite, lui donner une éducation, l’emmener à l’école et t’occuper d’elle comme de ta propre fille ! Tu m’as bien compris ?
— Oui, maître, je suis désolé. Je ne voulais faire de mal à personne… Mais pour la petite… Je ne connais rien aux enfants… Je ne sais pas quoi…
— Tais-toi ! Tu feras comme n’importe quel parent : ce que tu peux. Prends ça ─ l’homme au béret lui posa une pierre noire dans le creux de la main ─ tu vas en avoir besoin pour te maîtriser. Tu vas devoir rester sur Terre pour la petite. Je m’occuperai de ta formation, mais après, tu resteras seul, ici, avec elle. Elle va avoir besoin de toi.
— Je prendrai soin d’elle, maître. Mais où vais-je vivre ? Des gens dans le coin pourraient la reconnaître. Puis quand la police va se rendre compte qu’il manque son corps, ils vont la chercher.
— Je sais, je sais. J’ai pensé à tout ça. C’est pour cette raison que je vais vous emmener dans un coin tranquille, les gens ne poseront pas trop de questions. Vous y vivrez paisiblement. Il y a un sac derrière ton siège avec des affaires pour elle et pour toi. Tu vas devoir te refaire petit à petit et travailler pour subvenir à vos besoins. Mais surtout, ne laisse plus jamais ton ombre te contrôler ! Quand nous arriverons, je t’apprendrai à maîtriser tes nouveaux pouvoirs.

Le jeune homme, résigné, hocha la tête en ouvrant le sac. Il y trouva une peluche, un paquet de madeleines et des vêtements. Il tendit l’ourson à la petite. Les yeux du garçon s’éclaircissaient lentement. Un iris bleu ciel apparaissait sous la masse noire qui s’estompait. L’enfant le regardait en souriant. Elle ne savait pas qui étaient ces hommes, mais ils semblaient gentils. Elle osa parler pour la première fois.

— On va à la maison ? le garçon se raidit et baissa les yeux.
— Euh, oui. Bientôt… On va d’abord… Euh, la voix du jeune homme tremblait, il ne savait quoi lui répondre.
— Ne t’inquiète pas, tchounette*. On va faire un tour avant, c’est tout. Tu aimes les glaces ? On va en chercher une sur le chemin, oui ? intervint l’autre homme en ajustant son béret.
— Oh oui ! C’est bon, les glaces. Merci, monsieur.

L’enfant se réjouissait déjà, elle en oubliait même le retour à la maison. Le vieil homme fusilla du regard son compagnon de route. Ce dernier baissa la tête. Tout était sa faute, mais son maître ne cessait de lui sauver la mise. À la prochaine question de la fillette, il devrait se rattraper.

— Et toi, tu aimes bien les glaces, monsieur ? Moi, je préfère celles au chocolat et à la vanille, lui expliqua la petite.
— Moi, j’aime celles aux spéculoos* avec de la crème chantilly, lui répondit le jeune garçon.
— Oh oui, c’est bon, la crème chantilly, et les petites boules de couleur aussi ! Je pourrais en avoir, monsieur ?
— Bien sûr, princesse, autant que tu veux ! Et tu peux m’appeler Raksha ou bien Rak’, si tu préfères.

La fillette s’habitua très vite à la vie aux côtés de Raksha. Le jeune homme s’arrangeait toujours pour lui faire plaisir. Elle était sûrement l’enfant la plus heureuse du monde. Un jour, Raksha prit la décision de tout lui avouer. Il lui dit la vérité sur la mort de ses parents, sur ses pouvoirs, sur son ombre et sur l’autre monde.

Le jeune garçon, devenu homme, crut qu’il perdrait pour toujours la jeune fille, qu’il aimait comme une sœur. Mais l’enfant avait mûri. Malgré un profond chagrin, elle comprit la situation et ne lui fit aucun reproche. C’est ainsi que leur complicité s’en trouva renforcée.

L’adolescente grandit à ses côtés et se rendit rapidement très utile. Elle enquêtait pour lui sur Terre et aidait son grand frère dans ses recherches. Elle n’était pas une des leurs, mais savait tout d’eux et de leur monde.
Ce jour-là, une nouvelle mission, plus difficile que les précédentes, venait de lui être assignée. Elle serait engagée jusqu’à la fin de ses jours. La face du monde en serait profondément changée. Raksha avait toujours été là pour elle. Elle lui devait bien ça. Sa décision était prise. "