Ce long roman historique hébreu repose sur une fort mince intrigue et n'est pas à considérer comme un roman d'action. A la fin du X°s, la bonne entente de trois associés qui vendent en Europe des produits du désert et du Maghreb est mise en danger par la bigamie de l'un d'eux, bigamie qui répugne à l'épouse européenne d'un autre. Pour régler cette question, les marchands d'Afrique du Nord font le voyage de Paris et de Worms pour plaider leur cause devant des tribunaux rabbiniques. D'où le mot "voyage" (מסע) dans le titre original du roman, présenté dans l'édition française comme "traduit de l'hébreu", mais ne donnant que le titre anglais en référence. "L'an Mil", qui apparaît comme la destination du voyage, se réfère à l'époque où les événements se déroulent, entre 995 et 999 de l'ère chrétienne, "vers l'accomplissement du millénaire" (אל תום האלף), date dépourvue de signification pour la plupart des héros non chrétiens du roman. L'Europe que parcourent les personnages ne semble pas en proie aux terreurs millénaristes, auxquelles il est peu fait allusion. L'auteur recycle ce mythe des "terreurs de l'an Mil", qui fut forgé plusieurs siècles après. Il présente la vie des Juifs marocains et espagnols de ces temps-là comme un paradis, autre mythe historique qui sert de toile de fond au roman (le mythe séfarade de la tolérance islamique). C'est du point de vue des gens du Sud, qui voient l'Europe comme un continent arriéré et fanatique, "moyen-âgeux", autre mythe, que le récit se fait. Si le roman historique suppose des faits inventés sur une trame historiquement vraie, c'est raté. Seul fait avéré, mais absent du roman, la décision légale (takanah) prise pour les seuls Juifs ashkénazes par Rabbenou Gerchom ben Yehoudah (Metz, 960 Mayence, 1028), leur interdisant la polygamie (que la Bible autorise) et donnant aux épouses l'initiative du divorce (réservée avant au seul mari). A quoi bon ce voyage et toute cette histoire si la question principale est déjà réglée ? Bref... Ces trois mythes, celui de l'An Mil, du "Moyen-âge" arriéré de l'Europe, du paradis islamique de Séfarad, fondent encore aujourd'hui les représentations bien-pensantes, et le succès de la littérature israélienne en Occident se fabrique avec l'idéologie des médias et des éditeurs, qui savent choisir entre les auteurs convenables à traduire, et les autres, qui ne seront pas traduits.
Amos Oz et
A. B. Yehoshua ne sont peut-être pas les meilleurs auteurs possibles à présenter au public.
Malgré tout cela, minceur de l'intrigue, longueurs inutiles, mensonges bien-pensants, ce roman n'est pas mauvais. D'abord, le récit, toujours au plus près des sensations et des sentiments des personnages, de tous les personnages, évite tout manichéisme et nous fait entrer dans les bonnes raisons de chacun. Comme toute la sympathie va à la culture arabe et judéo-arabe, nous sommes conduits à entrer dans les raisons de la polygamie, de l'esclavage, du voilement des femmes, comme nous comprenons les attitudes inverses quand la narration se transporte en Occident, où les personnages féminins ont le contrôle. Cela se fait grâce au point de vue interne, appliqué à tous les personnages, Africains comme Européens. La rançon de cette objectivité romanesque, c'est évidemment la longueur excessive du volume, qui prend la peine d'entrer dans tous les détails.
Enfin, l'auteur étant un Israélien séfarade, son roman s'engage dans le débat qui oppose en Israël les Juifs d'origine européenne, dits ashkénazes, et ceux qui viennent du bassin méditerranéen, dits séfarades. Ce livre est donc une sorte de manifeste séfarade, par lequel
A. B. Yehoshua retourne contre l'élite politique et culturelle ashkénaze de son pays, tout le sentiment de supériorité qu'elle fait sentir aux autres. Il le fait avec une douce ironie, un humour bienveillant envers ses personnages et leurs pensées, qui rappellent fortement "Joseph et ses frères" de
Thomas Mann. Et comme ce grand beau roman de
Thomas Mann, "
Voyage vers l'An Mil" a d'interminables longueurs et distille souvent un ennui amusé.