Le lecteur se demande sans doute, au début du moins, ce qui a justifié de rassembler ces textes dans un même ouvrage. Lorsque l'on connaît
M. Yourcenar, on se doute que la volonté de publier un livre dans la précipitation, quitte à rassembler quelques textes écrits il y a quelques années et qu'on retrouve ici et là, est absolument étrangère à cette décision, décision qui rassemble néanmoins des textes traitant de sujets très variés. Alors quel est le fil conducteur ?
Le titre est très clair pourtant, il n'y a aucun mystère : il s'agit du temps.
Mais plutôt que de réfléchir au temps dans l'abstraction du concept,
Yourcenar se livre à l'exercice en étudiant les effets pratiques et concrets du temps sur des objets isolés - les statues grecques ici, notre rapport aux animaux là - qui pris ensemble nous donnent une vision plus juste de ce que signifie ce temps.
Ce recueil d'essais permet donc d'appréhender le temps dans ses diverses facettes.
Dans son aspect linéaire d'abord, peut-être le plus évident. le temps pris comme l'écoulement d'états successifs, comme la naissance (l'arrivée d'une religion nouvelle par exemple, c'est d'ailleurs le texte qui ouvre le recueil), ou la mort bien sûr (dont le dernier texte, Tombeaux), ainsi que tous les états qui viennent ponctuer cette ligne. le texte qui donne son titre à l'ensemble du recueil est en lui-même un exemple complet de cette succession de stades : du marbre à la statue, qui avant d'arriver jusqu'à nous a subi une série d'épreuves qui la défigurent, parfois radicalement.
Dans ses cycles, également : l'Espagne qui voit l'apport intellectuel de l'Orient arriver sur ses côtes au moins deux fois, toujours via un détour Africain et toujours en arrivant d'abord en Andalousie, aux périodes carthaginoise et musulmane ; présence “étrangère” deux fois expulsée dans la violence, Scipion et le Cid Campeador pourraient être à ce titre de lointains cousins. On pense aussi au texte sur les fêtes qui rythment le passage de l'an … Ici encore, l'essai sur les statues gréco-romaines justifie d'avoir donné son titre au recueil, puisqu'en plus d'une évolution linéaire il présente un cycle, le minéral après avoir pris la forme du vivant redevenant parfois minéral pur (comme les statues de marbre perdues en mer et presque complètement reconquises par le règne minéral).
Dans ses ruptures ou ses crises : en atteste notre rapport au vivant, profondément bouleversé par notre exploitation démesurée de l'animal et du végétal, menaçant d'extinction la vie même.
En tout cas, le choix de ce recueil procède du parti pris du temps long, de la perspective historique, qui éclaire toute chose d'une lumière neuve, d'une vision un peu plus exacte. La variété des sujets évoqués met à jour les différentes strates qui composent notre univers physique et mental, et qui n'ont jamais réellement cessé d'exister - c'est le principe même de la sédimentation, en grattant un peu on s'aperçoit que le passé est toujours là, même recouvert. de l'âge préhistorique où l'Homme et la Nature n'étaient qu'Un, ou du moins étaient beaucoup plus intimes, en passant par les vestiges d'Antiquité qui parviennent jusqu'à nous de manière encore différente de la manière dont ils sont parvenus aux penseurs et artistes de la Renaissance, jusqu'à nous …
Et si finalement le temps était un arbre, qui est tout à la fois ses premières racines et ses nouveaux bourgeons, en continuelle croissance, ceci sur l'assise solide de son tronc. Nous est-il donné à voir plus belle sculpture que l'arbre ? Et qui est son sculpteur, sinon le temps ?