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Critique de Ode


Ode
03 février 2014
« Il est des livres qu'on ne doit pas oser avant d'avoir dépassé quarante ans » constate Marguerite Yourcenar dans son Carnet de notes. Or ce qui est vrai pour l'écriture vaut aussi pour la lecture, si l'on veut bénéficier de l'expérience et du recul nécessaires à l'appréciation de leur substance. Les Mémoires d'Hadrien ont ainsi patienté de longues années dans ma bibliothèque avant que je me décide à les lire pour de bon. Et la magie a opéré : ces pages jaunies par le temps viennent d'exhaler, dans une très belle langue, leur concentré d'érudition et de sagesse.

L'empereur Hadrien, malade du coeur et sentant sa mort venir, écrit une longue lettre à Marc Aurèle, qu'il espère comme successeur après Antonin. Il y relate sa jeunesse, son expérience de la guerre et des conquêtes, ses voyages, son goût pour l'art, la science, la beauté et le pouvoir, comment il succéda à Trajan et ses réalisations en tant qu'empereur, oeuvrant à maintenir la paix et la richesse de l'empire. Hadrien est grec dans l'âme mais romain dans sa discipline et sa volonté d'avancer. Il ne fait pas mystère de ses sentiments, même les plus intimes, tout en gardant la décence qui sied. En témoigne l'évocation de sa passion tragique pour le jeune Antinoüs ou, plus tard, la description de son corps affaibli par la maladie.

Marguerite Yourcenar a mûri ce roman pendant plus de 20 ans avant de trouver le point de vue sous lequel l'aborder et d'en écrire la version définitive, publiée en 1951. Pourquoi cette fascination pour le IIᵉ siècle et Hadrien en particulier ? Parce que, selon Flaubert, « Les dieux n'étant plus, et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été. » Et Marguerite d'ajouter que « Si cet homme n'avait pas maintenu la paix du monde et rénové l'économie de l'empire, ses bonheurs et ses malheurs personnels m'intéresseraient moins. » En suivant le destin de ce personnage tout-puissant, vénéré comme un dieu et investi d'une mission pour ses semblables, on touche à l'essence la plus noble de l'humain. «J'étais dieu, tout simplement, parce que j'étais homme » déclare ainsi Hadrien sous la plume de l'auteur.

La manière dont Marguerite Yourcenar s'est installée dans la peau de l'empereur vieillissant, a fait siens ses souvenirs et ses sentiments, est à la fois remarquable et troublante. Ses recherches et sa culture classique ne suffisent pas à l'expliquer ; une autre dimension, irrationnelle, spirituelle, est nécessaire. L'auteur avoue ainsi avoir été « Un pied dans l'érudition, l'autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette "magie sympathique" qui consiste à se transporter en pensée à l'intérieur de quelqu'un. »

Ce tombeau littéraire érigé à la mémoire d'Hadrien est un monument inégalé qui donne ses lettres de noblesse au roman historique. Car, comme l'exprime si bien son auteur, « Ceux qui mettent le roman historique dans une catégorie à part oublient que le romancier ne fait jamais qu'interpréter, à l'aide des procédés de son temps, un certain nombre de faits passés, de souvenirs conscients ou non, tissus de la même matière que L Histoire. »
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