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Critique de Darkcook


Une bénédiction que de nous avoir offert ce monument au programme de l'agrégation, et en même temps un crime : cela nous oblige à sprinter dans notre lecture, alors que c'est tout à fait le genre d'oeuvre qui se savoure comme un suc, un nectar de tous les instants. Vous connaissez Voyage au bout de la nuit, ce chef d'oeuvre familier, de pessimisme, où un vieux ronchon crache sur le monde, avec genre 12 citations par page aussi mémorables et vraies que du Shakespeare? Mémoires d'Hadrien, c'est la même chose, mais en langage soutenu et sans l'amertume, avec un empereur romain antique hallucinant, aux antipodes des bouchers psychopathes dont on entend parler la plupart du temps en cours de latin/grec.

Homme lettré, esthète, amoureux de la Grèce, de la voûte étoilée, jouisseur presqu'épicurien du plaisir des sens, pacifiste, idéaliste, progressiste, être on ne peut plus réfléchi, il nous offre, à défaut d'une vie ultra-romanesque, des réflexions d'une actualité sidérante, tant sa sagesse, sur tellement de points, la vie, la mort, l'amour, la politique, les religions, le plaisir, la postérité, la perception publique de l'homme de pouvoir, pendant son règne puis post-mortem... est criante de vérité. Ses considérations résonnent encore certes en 1951, au moment de la publication, mais encore plus en 2015. L'épisode de Jérusalem dans la partie Disciplina Augusta en est, je crois, l'exemple suprême.

Outre l'histoire déchirante avec Antinoüs, les moments de grâce de l'empereur plongé dans sa contemplation du monde, de son oeuvre, de sa vie, de l'humain (là encore, pensée extraordinairement moderne pour un homme antique!), je retiendrai, comme je l'ai mentionné plus haut, ses craintes, lors de ses moindres erreurs et échecs, de l'interprétation du peuple, des scribes, et de l'Histoire. Hadrien nous montre que L Histoire ne retient jamais l'Homme. Elle ne cesse d'interpréter, de tirer des conclusions sur les maladresses d'une gouvernance qui échappe au gouvernant, malgré toute sa bonne volonté. Immanquablement, cela a fait écho à l'impopularité de notre cher président actuel, sans vouloir défendre tous ses choix, qui doit certainement vivre les mêmes tourments.

Rarement un personnage de papier (historique, basé sur une documentation ultra-pointue de la part de Yourcenar, mais il n'en reste pas moins qu'il est écrit par une tierce) m'aura autant semblé réel dans la livraison de toutes ses pensées, de ses émotions, et le véritable auteur, inexistant, invisible. C'est un tour de force. Yourcenar raconte être rentrée dans la peau d'Hadrien, et le résultat est sans pareil.

L'enchaînement réflexif et mémoriel d'Hadrien, avec en quelque sorte un paragraphe = une idée développée, et une logique dans leur enchaînement, rappelle Proust, mais en moins pénible, verbeux et prétentieux (attention, je l'apprécie quand même toujours!), sans la phrase à rallonge, et sans le commentaire systématique expliquant sur 50 couches la moindre chose. Yourcenar était une inconditionnelle de Marcel, mais pour moi, c'est un bien meilleur écrivain. Mémoires d'Hadrien a failli rejoindre l'île déserte Babelio, mais je n'ai pu me résoudre à sacrifier un de mes 6 livres déjà choisis, et il aurait fallu aussi y joindre le Guépard, autre chef d'oeuvre découvert grâce à l'agrèg...

Ce chef d'oeuvre métaphysique, philosophique, historique, politique, humain, bouleversant par l'esprit si avancé du personnage, et par les quelques épisodes romanesques très émouvants qui se produisent, possède un bémol tout personnel : il faut attendre la fin de la partie Tellus Stabilita pour que le style et le personnage gagnent cette ampleur qui ne quittera plus le roman, aura son apogée (comme la vie d'Hadrien) lors de l'inoubliable Saeculum Aureum, et ce, jusqu'à la dernière page.

La lecture est difficile, beaucoup l'ont dit, et ce, en raison de l'extraordinaire érudition de l'auteur, qui insère une quantité proustienne de noms de personnages, villes, contrées antiques dont la plupart d'entre nous ne connaîtront qu'un tiers, le tout sans préambule. Mais pour ma part, ce déluge patronymique m'a surtout permis d'ancrer encore plus mon cerveau dans cette époque, cette belle antiquité gréco-romaine, et de me faire découvrir, avec Google, de somptueux lieux ou auteurs auxquels je n'avais jamais prêté attention... Vous en retirerez un énorme bénéfice culturel et une immersion totale dans l'oeuvre!

Si vous voulez avoir un aperçu de cet opus de la sagesse, vous pouvez parcourir toutes les citations déjà postées sur le site, qui témoignent de la pertinence ahurissante des pensées d'Hadrien... Car Yourcenar a puisé chez les historiens, mais aussi dans la propre poésie de l'empereur pour le reconstruire ici. Un des plus grands romans qu'il m'ait été donné de lire, peut-être sur l'homme politique le plus grand, le plus lucide, le plus humain que la Terre ait jamais porté, livré par un écrivain d'un talent inouï qui a gagné mon respect, et qui avait bien mérité sa place à l'académie française.
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