°°° Rentrée littéraire 2019 #18 °°°
Dès les premiers chapitres, on fait la connaissance des deux personnages centraux que l'on ne va plus quitter, Li Jiaqi et Chang Gong, inséparables durant l'enfance et l'adolescence. Trentenaires cabossés par la vie, ils se retrouvent après des années sans nouvelles. Chacun s'adresse à l'autre à la première personne dans des chapitres alternés, sous la forme de confessions, comme s'il était plus aisé de dire les choses à l'autre à travers des mots qu'il ne lira jamais, plutôt que dans une discussion face à face empreinte de pudeur qui inhibe.
J'ai été littéralement happée par la plume précise et ultrasensible de cette jeune auteure chinoise, reconnue dans son pays, mais traduite en France pour la première fois. Cette grande connaisseuse de la littérature française a dit dans une interview que Flaubert était son modèle absolu. Et c'est vrai qu'elle accorde une place prépondérante à la psychologie profonde des personnages, à leurs failles, leurs tourments, dans une atmosphère nostalgique propice aux flots des souvenirs qui les assaillent progressivement. C'est presque construit comme un thriller de l'intime pour découvrir le drame, l'événement qui a séparé les deux personnages et les a amenés à être ce qu'ils sont aujourd'hui.
C'est là que le roman déploie son ambition, prend toute son ampleur en mêlant cheminement introspectif de l'individu aux soubresauts de l'Histoire. En fait, à travers le portrait de ces deux trentenaires en plein mal-être, à travers les destinées de leurs deux familles, Zhang Yueran met à nu les nombreuses couches de la Chine moderne. Elle possède un réel talent de conteuse, son récit, très méticuleux, est incroyablement bien construit, éclatant de vigueur avec , au centre, la mémoire, les souvenirs, les réminiscences qui virevoltent sur trois générations : celles des grands-parents de Li Jiaqui et Cheng Gong ( pionniers communistes combattant le Kuomintang puis médecins dans la nouvelle Chine de Mao ) , celles de leurs parents ( nés juste avant la terrible Révolution culturelle qui sévit de 1966 à 1976 ) et la leur, eux qui sont nés dans les années 1990 du boom économique capitaliste.
Le thriller de l'intime initial se mue en thriller tout court avec au coeur, un mystère sur ce qu'est advenu au grand-père de l'un des deux en 1967, une tragédie qui lie les deux familles, un secret qui ronge et modèle les générations suivantes jusqu'à celle de Jiaqi et Gong.
« Assis dans ce recoin glacial, je sentais la haine brûler en moi comme un feu toujours plus vif. Je l'entretenais, elle chauffait à blanc tout mon être. Mes veines vibraient comme des cordes tendues. Un sang ancien, profondément endormi, se réveillait. Il bouillonnait, remontait par vagues jusqu'au sommet de mon crâne. J'entendais le ressac en moi, je sentais une force colossale se précipiter dans ma poitrine. Des langues de feu d'un bleu sombre bondissaient. Dans ce demi-rêve, apparurent un groupe de personnes assises en cercle autour d'un feu, des silhouettes pâles, inconsistantes, quasi diaphanes. Je ne les avais jamais vues, mais bizarrement je les reconnaissais. C'étaient les ancêtres de la lignée de mon grand-père qui me fixaient de leurs yeux ardents. En partant, ils me laissèrent leur regard. Ce regard restait là, tel un phare. Avant de s'en aller, ils s'approchèrent un à un, comme pour prendre congé, mais ils restèrent silencieux et posèrent simplement les mains sur mes épaules, comme s'ils voulaient me transmettre une force. La douleur se diffusa dans mon corps, je compris soudain avec tristesse que j'avais grandi, que je n'étais plus un enfant. »
Le clou du titre a bien évidemment un rapport avec ce passé douloureux, mais peut également être vu comme une métaphore : le passé est comme un clou planté dans le présent, difficile à enlever, mais trop douloureux à ignorer. L'impact traumatique de la Révolution culturelle, le chaos de quasi guerre civile sous l'impulsion des brutaux gardes rouges, sont parfaitement mis en lumière, sans tabou mais avec finesse.
Malgré une intensité qui retombe sur la fin, ce roman est passionnant, d'une richesse folle, étonnamment ambitieux dans son questionnement sur le temps et sur la mémoire d'une nation. Ce roman est exigeant, certes, mais récompense le lecteur qui ne peut qu'être admiratif face à la cohérence du récit, entre la profondeur du fond et la beauté d'une écriture qui enveloppe et subjugue .
Lu dans le cadre du Club des Explorateurs de la rentrée 2019 Lecteurs.com
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J'ai grandi dans une petite ville. Tout le monde s'y connaissait ou presque. Il m'était impossible de traverser en dehors du passage, ou de boire des bièrediscrétos dans le parc près du lycée, sans que mon père/ma mère/ma grand-mère (ou les trois) ne soient au courant dans la seconde. C'était pénible !! D'ailleurs, quand j'y retourne, à l'occasion des fêtes de Noël par exemple, je ne peux pas mettre le pied dehors sans tomber sur d'anciennes connaissance du lycée, du collège (ou pire!), qui auront immanquablement plus mal vieilli que moi (ne mentez pas, vous vous dites la même chose!!)
Dans le roman de ZhangYueran, deux amis d'enfance se retrouvent ainsi après s'être perdus de vue pendant des années. Li Jiaqi et Cheng Gong ont grandi sur le campus universitaire de Nunyan, ils ont fréquenté la même école, les mêmes amis, les mêmes jeux. Aucun des deux ne semblent avoir trouvé sa place dans l'existence. Ils se revoient et se racontent le passé, leurs souvenirs, leurs familles respectives. Chacun son tour, ils reconstituent leur histoire à la première personne, nous plongeant ainsi avec une vivacité troublante dans leur intimité.
Parce qu'autour du clou du titre se dessine l'histoire étrange de deux familles, liées par un terrible secret.
Dans ce récit à la construction extrêmement maîtrisée, Yueran élabore un portrait saisissant et souvent désespéré d'une jeunesse chinoise désabusée, marquée au fer par l'héritage des générations précédentes. Parce que c'est bien les événements sombres de la Révolution culturelle qui ne cesse de peser sur les existences de Li Jiaqi et de Cheng Gong, de leurs deux voix qui se mêlent, se confondent parfois dans ces pages envoûtantes et troublantes.
Une construction vertigineuse pour un roman douloureux et magnifique, dont l'écriture m'a impressionnée.
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Avec finesse et le sens du récit à deux voix, Zhang Yueran déverrouille, entrouvre, explore les méandres de couples déchirés, de familles implosées, de générations cabossées qui héritent des exactions des aïeux.
Lire la critique sur le site : Liberation
Plongée dans la réalité chinoise des années 1990, avec les commerçants qui s’enrichissent en allant vendre leur marchandise à Moscou par la ligne ferroviaire K3 ou bien l’importation de la fête de Noël, on trouve dans le roman d’étonnants portraits de femmes, battues ou intrépides.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Telle ne devait pas être ma vie, celle d'une graine de pissenlit qui tombe où le vent la pousse et laisse éclore une fleur. Mais, sans mes entraves des racines, qui sait, peut-être aurait-elle pu laisser s'épanouir quelque chose de sa propre vitalité. Tout au moins aurait-elle pu être plus pure. Tous les vieux pays sont couverts d'une couche de poussière dont l'individu peut s'affranchir par l'exil. J'éprouve une grande attirance pour cette liberté mêlée de souffrance.
Dans cette famille, dans ce monde, Grand-Père n'avait plus sa place. Cette pensée m'a rendu mélancolique. Les bandes dessinées que je lisais autrefois mettaient toujours en scène des enfants, enlevés par des créatures monstrueuses ou des extraterrestres, qui vivaient des aventures dans l'espace ou dans le monde des Immortels avant de rentrer chez eux. J'enviais ces enfants et, dans la rue, je gardais toujours un oeil sur les gens bizarres dans l'espoir qu'ils m'enlèvent. Je comprenais à présent qu'on n'était pas kidnappé impunément: au retour, il n'y avait plus de place pour vous.
Ce désespoir qu'on éprouve lorsqu'on tente, au milieu des ténèbres, de préserver la seule minuscule flamme qui nous reste, j'étais surpris de le sentir aussi proche de moi, comme s'il continuait, aujourd'hui encore, à m'envelopper. Mais, étonnamment, il éveillait en moi une vague attente car, au coeur de cette détresse se nichait la joie la plus sublime. Et c'est peut-être parce qu'on ne pouvait accéder à cette joie qu'au prix du désespoir le plus absolu, qu'elle devait rester enfouie avec lui, éternellement.
Elle cultivait toutes sortes de légumes dans l'arrière-cour mais elle commençait , dès l'arrivée du printemps, à penser aux légumes sauvages. Elle avait l'eau à la bouche rien qu'à imaginer des raviolis fourrés aux bourses-à-pasteur, ou des œufs brouillés aux fleurs de sophora. Tous les matins, elle me flanquait une hotte sur le dos et m'envoyait déterrer des légumes sauvages et cueillir des fleurs de sophora. Il y avait aussi les chatons de peuplier, qui ressemblent à des chenilles et poussent en chapelets, que Grand-Mère hachait et mélangeait à de la viande pour en farcir des petits pains. Dans le patois de Jinan, on les appelle : "Beaucoup de bruit pour rien". Elles fleurissent sans produire de fruits, en pure perte, en somme. En ce temps-là je ne saisissais pas bien le sens de ce surnom, mais je me sentais un peu triste en le prononçant. Debout sous l'immense peuplier, j'agitais une perche de bambou en levant les yeux pour regarder tomber pêle-mêle ces fleurs qui travaillaient en vain.
"Les jeunes instruits à la campagne !", sans ce slogan, je ne serais pas de ce monde. Devoir sa naissance à un slogan, voilà qui relativise la valeur de la vie. Mais je devrais m'en réjouir car, dans ce pays, il y a encore plus d'enfants qu'un autre slogan a empêché de voir le jour.
Payot - Marque Page - Yueran Zhang - L'hôtel du cygne