Chap. 3. États psychiques[1]
A. Au temps de l’empereur Mou des Tcheou [2], il vint, à la cour de cet empereur, un magicien d’un pays situé à l’Extrême-Occident. Cet homme entrait impunément dans l’eau et dans le feu, traversait le métal et la pierre, faisait remonter les torrents vers leur source, changeait de place les remparts des villes, se soutenait dans les airs sans tomber, pénétrait les solides sans éprouver de résistance, prenait à volonté toutes les figures, gardait son intelligence d’homme sous la forme d’un objet inanimé, etc. L’empereur Mou le vénéra comme un génie, le servit comme son maître, lui donna le meilleur de son avoir en fait de logement, d’aliments et de femmes. Cependant le magicien trouva le palais impérial inhabitable, la cuisine impériale immangeable, les femmes du harem indignes de son affection. Alors l’empereur lui fit bâtir un palais spécial. Matériaux et main-d’œuvre, tout fut exquis. Les frais épuisèrent le trésor impérial. L’édifice achevé s’éleva à la hauteur de huit mille pieds. Quand l’empereur en fit la dédicace, il l’appela tour touchant au ciel. Il le peupla de jeunes gens choisis, appelés des principautés de Tcheng et de Wei. Il y installa des bains et un harem. Il y accumula les objets précieux, les fins tissus, les fards, les parfums, les bibelots. Il y fit exécuter les plus célèbres symphonies. Chaque mois il offrit une provision de vêtements superbes, chaque jour une profusion de mets exquis... Rien n’y fit. Le magicien ne trouva rien à son goût, habita son nouveau logis sans s’y plaire, et fit de fréquentes absences. — Un jour que, durant un festin, l’empereur s’étonnait de sa conduite ; Venez avec moi, lui dit-il. ... L’empereur saisit la manche du magicien, qui l’enleva aussitôt dans l’espace, jusqu’au palais des hommes transcendants, situé au milieu du ciel. Ce palais était fait d’or et d’argent, orné de perles et de jade, sis plus haut que la région des nimbus pluvieux, sans fondements apparents, flottant dans l’espace comme un nuage. Dans ce monde supraterrestre, vues, harmonies, parfums, saveurs, rien n’était comme dans le monde des hommes. L’empereur comprit qu’il était dans la cité du Souverain céleste. Vu de là-haut, son palais terrestre lui apparut comme un tout petit tas de mottes et de brindilles. Il serait resté là durant des années, sans même se souvenir de son empire ; mais le magicien l’invita à le suivre plus haut... Cette fois il l’enleva, par delà le soleil et la lune, hors de vue de la terre et des mers, dans une lumière aveuglante, dans une harmonie assourdissante. Saisi de terreur et de vertige, l’empereur demanda à redescendre. La descente s’effectua avec la rapidité d’un aérolithe qui tombe dans le vide. — Quand il revint à lui, l’empereur se retrouva assis sur son siège, entouré de ses courtisans, sa coupe à demi pleine, son ragoût à demi mangé. Que m’est-il arrivé ? demanda-t-il à son entourage. — Vous avez paru vous recueillir, durant un instant, dirent ses gens. — L’empereur estimait avoir été absent durant trois mois au moins. Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il au magicien. — Oh ! rien de plus simple, dit celui-ci. J’ai enlevé votre esprit. Votre corps n’a pas bougé. Ou plutôt, je n’ai même pas déplacé votre esprit. Toute distinction, de lieu, de temps, est illusoire. La représentation mentale de tous les possibles, se fait sans mouvement et abstrait du temps. — C’est de cet épisode, que date le dégoût de l’empereur Mou, pour le gouvernement de son empire, pour les plaisirs de sa cour, et son goût pour les flâneries. C’est alors que, avec ses huit fameux chevaux tous de poil différent, Tsao-fou conduisant son char et Ts’i-ho lui servant d’écuyer, Chenn-pai menant le fourgon avec Penn-joung comme aide, il entreprit sa célèbre randonnée par delà les frontières occidentales. Après avoir fait mille stades, il arriva dans la tribu des Kiu-seou, qui lui firent boire du sang de cygne, et lui lavèrent les pieds avec du koumys (deux fortifiants). La nuit suivante fut passée au bord du torrent rouge. Au jour, l’empereur gravit le mont K’ounn-Lunn, visita l’ancien palais de Hoang-ti, et éleva un cairn en mémoire de son passage. ¦ Ensuite il visita Si-wang-mou[3], et fut fêté par lui (ou par elle) près du lac vert. Ils échangèrent des toasts, et l’empereur ne dissimula pas qu’il lui était pénible de devoir s’en retourner. Après avoir contemplé l’endroit où le soleil se couche au terme de sa course diurne de dix mille stades, il reprit le chemin de l’empire. Somme toute, il revint désillusionné, n’ayant rien trouvé qui ressemblât à sa vision. Hélas ! dit-il en soupirant, la postérité dira de moi, que j’ai sacrifié le devoir au plaisir. — Et de fait, n’ayant cherché que le bonheur présent, il ne fut pas bon empereur, et ne devint pas parfait génie, mais arriva seulement à vivre longtemps, et mourut centenaire.
B. Lao-Tch’eng-tzeu s’était mis à l’école de maître Yinn-wenn (Koanyinn-Lzeu), pour apprendre de lui le secret de la fantasmagorie universelle. Durant trois années entières, celui-ci ne lui enseigna rien. Attribuant cette froideur de son maître à ce qu’il le jugeait peu capable, Lao-Tch’eng-tzeu s’excusa et offrit de se retirer. Maître Yinn-wenn l’ayant salué (marque d’estime extraordinaire), le conduisit dans sa chambre, et là, sans témoins (science ésotérique), il lui dit : Jadis, quand Lao-tan partit pour l’Ouest[4], il résuma pour moi sa doctrine en ces mots : et l’esprit vital, et le corps matériel, sont fantasmagorie. Les termes vie et mort, désignent la genèse initiale d’un être par l’action de la vertu génératrice, et sa transformation finale par l’influence des agents naturels. La succession de ces genèses, de ces transformations, quand le nombre est plein, sous l’influence du moteur universel, voilà la fantasmagorie. Le Principe premier des êtres, est trop mystérieux, trop profond, pour pouvoir être sondé. Nous ne pouvons étudier que le devenir et le cesser corporel, qui sont visibles et manifestes. Comprendre que l’évolution cosmique consiste pratiquement dans la succession des deux états de vie et de mort, voilà la clef de l’intelligence de la fantasmagorie. Nous sommes sujets à cette vicissitude, toi et moi, et pouvons constater ses effets en nous-mêmes. — Cette instruction reçue, Lao-Tch’eng-tzeu retourna chez lui, la médita durant trois mois, et trouva le secret du mystère, si bien qu’il devint maître de la vie et de la mort, put à volonté modifier les saisons, produisit des orages en hiver et de la glace en été, changea des volatiles en quadrupèdes et réciproquement. Il n’enseigna à personne la formule, que personne n’a retrouvée depuis, D’ailleurs, dit Lie-tzeu, pour qui posséderait la science des transformations, mieux vaudrait la garder secrète, mieux vaudrait ne pas s’en servir. Les anciens Souverains ne durent pas leur célébrité à des déploiements extraordinaires de science ou de courage. On leur sut gré d’avoir agi pour le bien de l’humanité sans ostentation.
C. L’application de l’esprit a huit effets, savoir : la délibération, l’action, le succès, l’insuccès, la tristesse, la joie, la vie, la mort ; tout cela tient au corps. L’abstraction de l’esprit a six causes, savoir : la volonté, l’aversion, la pensée intense, le sommeil, le ravissement, la terreur ; tout cela tient à l’esprit[5]. Ceux qui ne savent pas l’origine naturelle des émotions, se préoccupent de sa cause, quand ils en ont éprouvé quelqu’une. Ceux qui savent que l’origine des émotions est naturelle, ne s’en préoccupent plus, puisqu’ils en savent la cause. Tout, dans le corps d’un être, plénitude et vacuité, dépense et augment, tout est en harmonie, en équilibre, avec l’état du ciel et de la terre, avec l’ensemble des êtres qui peuplent le cosmos. Une prédominance du yinn, fait qu’on rêve de passer l’eau à gué, avec sensation de fraîcheur. Une prédominance du yang, fait qu’on rêve de traverser le feu, avec sensation de brûlure. Un excès simultané de yinn et de yang, fait qu’on rêve de périls et de hasards, avec espoir et crainte. Dans l’état de satiété, on rêve qu’on donne ; dans l’état de jeûne, on rêve qu’on prend. Les esprits légers rêvent qu’ils s’élèvent dans l’air, les esprits graves rêvent qu’ils s’enfoncent dans l’eau. Se coucher ceint d’une ceinture, fait qu’on rêve de serpents ; la vue d’oiseaux qui emportent des crins, fait qu’on rêve de voler. Avant un deuil, on rêve de feu ; avant une maladie, on rêve de manger. Après avoir beaucoup bu, on fait des rêves tristes ; après avoir trop dansé, on pleure en rêve. — Lie-tzeu dit : Le rêve, c’est une rencontre faite par l’esprit ; la réalité (perception objective), c’est un contact avec le corps. Les pensées diurnes, les rêves nocturnes, sont également des impressions. Aussi ceux dont l’esprit est solide, pensent et rêvent peu, et attachent peu d’importance à leurs pensées et à leurs rêves. Ils savent que, et la pensée et le rêve, n’ont pas la réalité qui paraît, mais sont des reflets de la fantasmagorie cosmique. Les Sages anciens ne pensaient que peu quand ils veillaient, ne rêvaient pas quand ils dormaient, et ne parlaient ni de leurs pensées ni de leurs rêves, parce qu’ils croyaient aussi peu aux unes qu’aux autres. — A l’angle sud-ouest de la terre carrée, est un pays dont j’ignore les frontières. Il s’appelle Kou-mang. Les alternances du yinn et du yang ne s’y faisant pas sentir, il n’a pas de saisons ; le soleil et la lune ne l’éclairant pas, il n’a ni jours ni nuits. Ses habitants ne mangent pas, ne s’habillent pas. Ils dorment presque continuellement, ne s’éveillant qu’une fois tous les cinquante jours. ils tiennent pour réalité, ce qu’ils ont éprouvé durant leur sommeil ; et pour illusion, ce qu’ils ont éprouvé dans l’état de veille. — Au centre de la terre et des quatre mers, est le royaume central (la Chine), assis sur le Fleuve Jaune, s’étendant du pays de Ue jusqu’au mont T’ai-chan, avec une largeur est-ouest de plus de dix mille stades. Les alternances du yinn et du yang y produisen
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