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Critique de motspourmots


Magistral ! Je ne vois pas d'autre mot pour qualifier ce roman. Peut-être est-il ce qu'il convient d'appeler un grand roman. Celui par lequel la lumière se fait soudain sur un sujet jusque-là totalement ténébreux, celui qui vous prend par la main, vous délivre une démonstration à la fois brillante et limpide à travers 500 pages passionnantes, captivantes et même vibrantes. Celui qui vous laisse tout étonnée de cette nouvelle compréhension du monde, encore sonnée du plaisir pris à suivre cette épopée, reconnaissante de ce nouveau sentiment de proximité avec des êtres que vous pensez désormais mieux appréhender.

L'Algérie, pour moi, c'était flou. Je suis d'une génération dont les pères ont "fait" l'Algérie mais ne se sont pas étendus sur le sujet. Je n'ai pas vraiment souvenir que cette période ait été évoquée dans mes livres d'histoire. Bien sûr j'ai lu deux ou trois choses mais j'avoue bien volontiers que mes affinités me portaient vers d'autres thèmes, d'autres périodes. Alors si on m'avait dit que j'allais me régaler avec l'épopée d'une famille harki sur trois générations, j'aurais levé un sourcil étonné. Il n'a fallu que quelques pages pour me happer et cette phrase du prologue : "Quand on en est réduit à chercher sur Wikipédia des renseignements sur un pays dont on est censé être originaire, c'est peut-être qu'il y a un problème".

Naïma, jeune trentenaire parisienne, double littéraire de l'auteure se heurte au silence de son père, Hamid lorsqu'elle interroge sur ses origines. Hamid est arrivé en France avec sa famille en 1962, alors qu'il n'avait que 12 ans. Fils de harki, chassés comme tant d'autres par le FLN, entassés dans des camps "provisoires" et surtout considérés comme traitres d'un côté et étrangers de l'autre. Hamid a effacé l'Algérie de sa mémoire, il a épousé Clarisse avec laquelle ils ont eu quatre filles dont Naïma. La jeune femme se voit ainsi contrainte d'enquêter sur son grand-père, Ali, celui par qui tout est arrivé. Qu'a-t-il fait au juste ? Comment ce paysan enrichi grâce à un pressoir à olives s'est-il retrouvé dans le "mauvais camp" si tant est qu'il y ait un bon et un mauvais camp ? En repartant sur les traces d'Ali puis de Hamid, Naïma reconstruit l'histoire de sa famille et par là-même, le creuset de son identité.

"Choisir son camp n'est pas l'affaire d'un moment et d'une décision unique, précise. Peut-être d'ailleurs que l'on ne choisit jamais, ou bien moins que l'on ne voudrait. Choisir son camp passe par beaucoup de petites choses, des détails. On croit n'être pas en train de s'engager et pourtant, c'est ce qui arrive".

Avec maestria, Alice Zeniter entraîne son lecteur au coeur des choix et des contraintes de chaque génération, parvenant à faire toucher du doigt les incidences de chacun de ces choix sur la génération suivante. Grâce à une pédagogie qui se glisse de façon très fluide dans la narration, les enjeux de chaque époque apparaissent clairement. La figure d'Ali, préoccupé avant tout de la sauvegarde de sa famille et de ses maigres biens, ancien combattant à Monte Cassino et couvert de médailles, peu désireux de revoir des carnages et des morts, finalement contraint de partir sans retour possible. Hamid, grandi entre les barbelés des différents camps puis au gré des affectations d'Ali et de ses congénères, enfin dans un HLM de Basse-Normandie. Coincé entre deux cultures et le désir fou de ne plus être ramené à ces origines qui provoquent toujours des réactions de rejet ou d'incompréhension.

"... Hamid a voulu devenir une page blanche. Il a cru qu'il pourrait se réinventer mais il réalise parfois qu'il est réinventé par tous les autres au même moment. le silence n'est pas un espace neutre, c'est un écran sur lequel chacun est libre de projeter ses fantasmes".

Et Naïma, donc. Jeune femme moderne, travaillant dans une galerie d'art, Naïma qui a choisi d'étudier l'histoire de l'art pour "faire entrer la beauté gratuite dans son cursus : les études utiles, c'est une manie de pauvres, une peur d'immigrés". Naïma cataloguée comme "double culture" alors qu'elle connaît à peine trois mots d'arabe. Naïma qui le soir du 13 novembre 2015, devant les infos qui tournent en boucle, "pleure sur elle-même ou plutôt sur la place qu'elle croyait s'être construite durablement dans la société française et que les terroristes viennent de mettre à bas, dans un fracas que relaient tous les médias du pays et même au-delà."

Avec ce roman, Alice Zeniter nous conte une Histoire vivante, mouvante, bien loin de faits figés ou d'affirmations définitives. Une Histoire faite de multitudes d'histoires de femmes et d'hommes en quête de leur propre liberté. Son roman est si dense qu'il est presque impossible d'en parler de façon exhaustive. Il se lit avec un plaisir immense mais sa profonde réussite c'est cette proximité, cette empathie qui se crée au fil des pages entre le lecteur et Naïma (car chacun de nous connaît une Naïma ou sa version masculine), nourrie de ce passé reconstitué. Oui, L'Art de perdre est un très grand roman.
Lien : http://www.motspourmots.fr/2..
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