Bien qu'il soit interdit par l'Amirauté britannique de faire le récit des voyages maritimes par d'autres plumes que celles, autorisées - et sans doute surveillées - du capitaine, de l'écrivain et de quelques officiers dûment mandatés à cette fin, le jeune allemand Heinrich Zimmermann, qui embarque le 12 mai 1776 avec le capitaine Cook pour son ultime voyage, cache dans son sac "un petit cahier d'écriture". Il y consigne "en allemand et à demi mot" ses observations minutieuses. Des considérations de secret militaire justifient cette prohibition, en ces temps où la découverte du globe est géopolitique autant que géographique. S'y mêle sans doute une sorte de clause d'exclusivité commerciale au seul profit des explorateurs patentés, si l'on en juge aux explications embarrassées et prudentes de l'avant propos du récit de Zimmermann : il a bien conscience d'enfreindre un interdit. Mais il publie loin, dans son pays natal, à l'abri des foudres judiciaires de la Couronne d'Angleterre. Peut-on priver un simple marin du droit de "livrer son éblouissement au public" ?
L'ouvrage, édité en allemand à Mannheim en 1781, connait un grand succès. Une nouvelle édition parait en 1783. Entre temps l'ouvrage a trouvé, en 1782, un éditeur suisse à Berne pour une traduction française. Ce n'est qu'en 1926 que parait la première traduction en anglais, en Nouvelle Zélande, puis au Canada en 1930.
La nouvelle édition proposées par Isabelle Merle, qui préface et postface le texte, est particulièrement bienvenue, comme la traduction très ajustée de Christophe Lucchese. le lecteur français s'embarque comme passager clandestin sur la Discovery (72 hommes, 12 canons, capitaine Charles Clerk) qui accompagne la vieille Resolution du capitaine Cook (112 hommes, 13 canons).
Le récit est sans fioritures, mais toujours précis et informé, y compris dans l'aveu des ses lacunes ou incompréhensions. L'auteur ne maque pas d'esprit critique, mais les réserves qu'il exprime sont pertinentes et mesurées et n'entament pas l'admiration qu'il voue au capitaine Cook. Son témoignage sur sa fin tragique est éclairant. Il sait apporter des nuances, émettre des réserves sur les emportements du capitaines, dont le dernier lui sera fatal. Il pointe des erreurs funestes : l'utilisation en bois de chauffage de bâtons sacrés d'un cimetière, l'enterrement solennel d'un quartier maître dans le même cimetière, l'utilisation de la violence contre un peuple dont l'attitude avait changé à la suite du retour inopiné de celui qui avait été célébré comme un dieu, revenu pour réparer les avaries dues à une violente tempête. le marin Zimmermann, que Cook ne mentionne même pas dans son journal, pas plus que le capitaine King qui lui succède, est l'auteur de l'éloge funèbre le plus touchant et le plus convaincant.
Il sait le faire revivre familièrement avec ses grandeurs et ses manies, dont Zimmermann devine les vertus: le régime alimentaire imposé à l'équipage à base de choucroute et de produits frais fait merveille contre le scorbut.
Zimmermann fait le compte des morts et des blessés, quatorze au total, dont aucun sur la Dicovery. Il conclu sur l'observation hygiéniste, aux accents modernes, que "durant tout le voyage, aucune épidémie ne se déclara sur aucun des deux navires".
Au delà de son récit, le personnage de Heinrich Zimmermann ne manque pas d'intérêt. C'est un homme de 35 ans qui s'embarque pour la dernière expédition de Cook. Né dans le Bade -Wurtemberg à Wieslochn en 1741, il a préalablement fait divers métiers : bourrelier dans son pays, fondeur et doreur en Suisse et en France, fourbisseur à Paris, employé dans une raffinerie de sucre à Londres. Il a donc de l'expérience, en dehors de la marine et aussi du jugement. Il devient rapidement ship's coxwain dès juillet 1776, petit grade qui lui permet de tenir la barre.
A son retour, une certaine célébrité lui vaut les faveurs du prince-électeur qui l'appointe, avec une rente de 400 guilders, comme surintendant des navigations sur le lac de Starnberg et les canaux du château de Nymphenburg. Mais faire des ronds dans l'eau (douce) après une circumnavigation ne satisfait pas les ambitions de notre auteur qui monte d'ambitieux projets. Il construit deux navires, à l'anglaise, évolutifs et inchavirables. Répondant à l'appel du large il repart deux années vers l'Inde et le Chine comme timonier sans rien en raconter. A son retour, en 1789, il doit plaider pour le versement de sa pension oubliée pendant son absence et peine à installer confortablement sa famille dans une digne demeure, dont il ne profite pas puisqu'il meurt en 1805, à 63 ans, restant l'homme d'un voyage et d'un récit, dans l'ombre portée d'un prestigieux capitaine.
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