Travailler pour travailler, sans percevoir de salaire, sans cotiser pour la retraite (peu probable) ou pour le chômage (source d'entrée de fric la plus sûre), sans mutuelle, sans tickets-restaurants (de toute façon les magasins ne vous les prennent plus et qui aurait encore envie d'aller au resto ?), sans considération ni remerciements, faut vraiment être con. Qui serait capable de faire ça, me demandé-je tandis que je repensais à la dernière semaine complète de travail que j'avais réussi à effectuer, il y a trois semaines. Et puis ensuite me revinrent le souvenir de toutes ces heures de travail effectuées gratis, sans qu'on me le demande, pour donner un sens à la vie, pour remplir sa petite cagette d'espoir, pour se créer d'hypothétiques futures opportunités, et j'en passe des sornettes et des miroirs aux alouettes. Voici le piège dans lequel tombe tout être humain social : faire n'importe quoi plutôt que rien pour avoir quelque chose à raconter à l'heure de l'apéro. Qu'il serait pourtant bon de prendre l'apéro sans parler de rien de ce qui existe vraiment.
Robledo, auteur présumé de cette grande enquête fictive, s'inspire de sa propre trajectoire, comme l'on parle d'une pierre qui finit fatalement par s'écraser au sol, pour raconter le mouvement absurde du Travail pour le Travail qui ne sera pas sans évoquer, pour ceux d'entre nous qui sont quand même allés à l'école malgré leur échec professionnel, le mouvement romantique de l'Art pour l'Art. Il s'agissait alors d'être artiste sans raison autre que celle de réjouir l'appétit de sensations et en s'éloignant des motifs de l'engagement, de la pédagogie ou de dieu sait quoi d'autre. Avec le TPT, il s'agit de travailler sans autre raison que celle de travailler, sans autre plaisir que de savoir pourquoi on se lève le matin (travailler), sans autre récompense que de se sentir être quelqu'un (utilité pour la société), sans autre accomplissement que celui de mourir sur son lieu de travail une fois toutes les économies dépensées (libération, non des liens du travail, mais des liens patronaux).
Robledo, disais-je donc, confie que son intérêt pour le TPT ne va pas sans une certaine forme d'identification avec ses adeptes.
« Voilà dix ans que je suis journaliste, sans m'attendre à la moindre forme de rétribution. On me paie peu et mal. Je survis en faisant un tas d'autres métiers, mais quand on me pose la question, je réponds avec orgueil : je suis journaliste. Je porte moi aussi une tenue de travail qui ne m'appartient pas, dans la vaine tentative de faire croire aux autres que je suis ce que je ne suis pas. »
Être libéré de toute attache quand on entre à peine dans l'âge adulte paraît très réjouissant dans les premiers temps et puis le temps passe et on se rend compte qu'il n'y a aucune satisfaction à vivre sans aucun autre but que sa survie personnelle (qui n'est jamais bien sûre d'ailleurs). La Vie pour la Vie n'existe pas et aucun être humain normal ne saurait l'inventer bien que de multiples traditions millénaires s'y soient essayées.
Les témoignages des membres du TPT que
Robledo consigne dans ses carnets racontent tous l'impossibilité de trouver des repères en dehors de la vie quotidienne réglée et normée. Des heures de boulot, des tâches ingrates, la satisfaction de rentrer chez soi le soir pour s'affaler devant la télé avec des plats en boîte. Annihilation de la pensée. Quand on sait que ce reportage est fictif et que les témoignages des différents individus proviennent principalement de l'imagination critique de
Daniele Zito, on ne peut s'empêcher de penser qu'il y a un peu d'ironie derrière tout cela, mais une ironie qui ne va pas contre les victimes d'une époque et d'une société, une ironie qui s'adresse à la malléabilité et à la faiblesse humaines en général.
« le soir, vous rentrez chez vous épuisé, vous vous recroquevillez sous la douche, les genoux sous le menton, en attendant que l'eau chaude dénoue toute les tensions. Ensuite la télévision, la télévision jusqu'à s'endormir. DMAX, Realtime, FoxCrime. Je ne crois pas que les ghost workers aient la force de rêver. Leurs rêves, je les imagine comme de longues pauses d'obscurité entre une journée et la suivante. »
Si le monde du travail est (re)devenu aussi pourri, humiliant et appauvrissant, n'est-ce pas à cause de notre impossibilité d'imaginer autre chose pour nos vies que l'enchaînement au travail ? A travers les pages du bouquin, une réponse s'esquisse lorsque l'on découvre l'existence de groupes de parole autour de la dépendance au travail. « […] ces groupes luttent contre la Dépendance au Travail, une pathologie non reconnue officiellement mais qui, à les en croire, fait des milliers de victimes chaque année : des hommes et des femmes que le chômage ou le non-emploi mène dans un cercle vicieux fait d'attentes déçues, de frustration, d'isolement, de dépression, dont, bien souvent, ils ne sortent pas vivants. »
En travaillant gratos sans rien dire, en acceptant cette situation, en la recherchant même parfois (oh oui, donnez-moi ce stage de huit mois non rémunéré !), n'encourageons-nous pas la perpétuation de pratiques dégradantes qui n'entérinent que l'enrichissement de quelques magnats à la tête des grosses boîtes ? « Nous ne sommes pas des héros, nous ne sommes pas non plus des terroristes : nous sommes juste des crétins. Nous travaillons gratis, sans peser sur les ressources humaines des entreprises, sans influer sur le bilan et – chose encore plus difficile à croire – sans rien attendre en échange. Nous faisons des extras. Nous remplaçons les collègues en congé de maladie, nous augmentons les rythmes de production, nous gonflons les bilans jusqu'à les faire éclater ; nous sommes le rêve de tout patron. »
Aucune accusation dans ce livre multiforme qui mêle si habilement fiction et réalité qu'on doute tout au long de sa lecture et que l'on mène une enquête parallèle à celle de
Robledo pour savoir si on se trouve devant un roman ou un essai. Tout est si réaliste, sans doute parce que notre époque vit une absurdité quotidienne. Aucune accusation dans ce livre car lorsqu'on se trouve en bas de la chaîne alimentaire, il y a peu de latitude pour réagir, pour changer ses plans, pour se libérer autrement que par le sacrifice (ce que certaines mauvaises langues appellent servitude) volontaire. Il n'y a tout au plus qu'une sorte de fatalité, un atavisme de l'utilité de soi par le travail, qui profite aux multinationales comme à ceux des individus qui n'ont plus la force de penser à ce que pourrait être une vie qui mérite d'être vécue pour elle-même.