Une page d'amour
Un matin de mai, Rosalie accourut de sa cuisine, sans lâcher le torchon qu’elle tenait à la main. Et, avec sa familiarité de servante gâtée :
— Oh ! Madame, arrivez vite… Monsieur l’abbé qui est en bas, dans le jardin du docteur, en train de fouiller la terre !
Hélène ne bougea pas. Mais Jeanne s’était déjà précipitée, pour voir. Quand elle revint, elle s’écria :
— Est-elle bête, Rosalie ! Il ne fouille pas la terre du tout. Il est avec le jardinier, qui met des plantes dans une petite voiture… Madame Deberle cueille toutes ses roses…
— Ça doit être pour l’église, dit tranquillement Hélène, très-occupée à un travail de tapisserie.
Quelques minutes plus tard, il y eut un coup de sonnette, et l’abbé Jouve parut. Il venait annoncer qu’il ne fallait pas compter sur lui, le mardi suivant. Ses soirées étaient prises par les cérémonies du mois de Marie. Le curé l’avait chargé d’orner l’église. Ce serait superbe. Toutes ces dames lui donnaient des fleurs. Il attendait deux palmiers de quatre mètres pour les poser à droite et à gauche de l’autel.
— Oh ! maman… maman…, murmura Jeanne qui écoutait, émerveillée.
— Eh bien ! vous ne savez pas, mon ami, dit Hélène en souriant, puisque vous ne pouvez venir, nous irons vous voir… Voilà que vous avez tourné la tête à Jeanne, avec vos bouquets.
Elle n’était guère dévote, même elle n’assistait jamais à la messe, prétextant la santé de sa fille, qui sortait toute frissonnante des églises. Le vieux prêtre évitait de lui parler religion. Il disait simplement, avec une tolérance pleine de bonhomie, que les belles âmes font leur salut toutes seules, par leur sagesse et leur charité. Dieu saurait bien la toucher un jour.
Jusqu’au lendemain soir, Jeanne ne songea qu’au mois de Marie. Elle questionnait sa mère, elle rêvait l’église emplie de roses blanches, avec des milliers de cierges, des voix célestes, des odeurs suaves. Et elle voulait être près de l’autel, pour mieux voir la robe de dentelle de la sainte Vierge, une robe qui valait une fortune, disait l’abbé. Mais Hélène la calmait, en la menaçant de ne pas la mener, si elle se rendait malade à l’avance.
Enfin, le soir, après le dîner, elles partirent. Les nuits étaient encore fraîches. En arrivant rue de l’Annonciation, où se trouve Notre-Dame de Grâce, l’enfant grelottait.
— L’église est chauffée, dit sa mère. Nous allons nous mettre près d’une bouche de chaleur.
Alors, madame Lerat retint la jeune femme dans la chambre, tandis que Louiset s’installait à la cuisine, derrière la femme de ménage, pour voir rôtir un poulet. Si elle se permettait des réflexions, c’était que Zoé sortait de chez elle. Zoé, bravement, restait sur la brèche, par dévouement pour madame. Plus tard, madame la paierait ; elle n’était pas inquiète. Et, dans la débâcle de l’appartement du boulevard Haussmann, elle tenait tête aux créanciers, elle opérait une retraite digne, sauvant des épaves, répondant que madame voyageait, sans jamais donner une adresse. Même, de peur d’être suivie, elle se privait du plaisir de rendre visite à madame. Cependant, le matin, elle avait couru chez madame Lerat, parce qu’il se passai du nouveau. La veille, des créanciers s’étaient présentés, le tapissier, le charbonnier, la lingère, offrant du temps, proposant même d’avancer une très forte somme à madame, si madame voulait revenir dans son appartement et se conduire en personne intelligente. La tante répéta les paroles de Zoé. Il y avait sans doute un monsieur là-dessous.
— Jamais ! déclara Nana, révoltée. Eh bien ! ils sont propres, les fournisseurs ! Est-ce qu’ils croient que je suis à vendre, pour acquitter leurs mémoires !… Vois-tu, j’aimerais mieux mourir de faim que de tromper Fontan.
— C’est ce que j’ai répondu, dit madame Lerat ; ma nièce a trop de cœur.
Nana, cependant, fut très vexée d’apprendre qu’on vendait la Mignotte et que Labordette l’achetait à un prix ridicule, pour Caroline Héquet. Ça la mit en colère contre cette clique, de vraies roulures, malgré leur pose. Ah ! oui, par exemple, elle valait mieux qu’elles toutes !
— Elles peuvent blaguer, conclut-elle, l’argent ne leur donnera jamais le vrai bonheur… Et puis, vois-tu, ma tante, je ne sais même plus si tout ce monde-là existe. Je suis trop heureuse.