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Critique de Nastasia-B


Revoilà, en 1883, le Zola magique et visionnaire, qui signe chronologiquement son deuxième grand chef-d'oeuvre du cycle des Rougon-Macquart après l'Assommoir paru en 1877.
Au Bonheur Des Dames est une réussite totale selon moi pour au moins cinq raisons que je vais tenter d'égrener ci-dessous :
1°) Premièrement, ce roman répond pleinement à l'un des objectifs du cycle littéraire des Rougon-Macquart qui se propose de dresser une histoire naturelle et sociale sous le Second Empire. Ici, on est en plein dedans. Quoi de plus marquant en effet que l'émergence du nouveau commerce, qui se matérialise par le fleurissement de ce que l'on nommera désormais « Les Grands Magasins » dans le Paris de la seconde moitié du XIXème siècle ? Ce n'est pas tout à fait nouveau et le grand maître et inspirateur d'Émile Zola en la personne De Balzac l'avait bien senti dans son César Birotteau dès 1837, mais c'est bien Zola qui se fait le meilleur porte-parole, rapporteur, clinicien et documentaliste de cette grande évolution sociale du commerce dont nous sommes encore, et pour probablement de longues décennies à venir, les dociles rouages.
À cet égard, Au Bonheur Des Dames se situe sur la même ligne documentaire, qui relève les évolutions sociétales de l'époque, que le Ventre de Paris, qui traitait de l'émergence des Halles centrales ou que son futur autre grand roman, L'Argent, qui présentera quant à lui les ficelles de la mécanique boursière.
2°) En revanche, et c'est ma transition, l'exercice est beaucoup mieux maîtrisé dans Au Bonheur Des Dames que dans le Ventre de Paris. Autant le lecteur croulait sous les éboulis de légumes, les amas de viandes et de gibier ou encore l'indigestion des fruits de saison, autant ici l'auteur sait nous faire le portrait de ce grand déballage de marchandise sans nous étouffer sous des descriptions pléthoriques, sauf peut-être au quatorzième et dernier chapitre où la débauche de linges divers peut devenir fatigante à la longue comme ce l'était dans les grouillantes et débordantes Halles Baltard. Hormis ce petit bémol, on peut dire que Zola parvient à tout nous montrer, sans rien oublier des coulisses et des dédales du magasin sans jamais nous gaver sous l'opulence nécessaire ou l'exubérance obligée des descriptions.
Ça n'a l'air de rien, mais c'est un exercice littéraire très difficile à réaliser. Ce numéro d'équilibriste mérite un sacré coup de chapeau, que je n'hésite pas à donner ici pour la science de la description mise en oeuvre, de la documentation savamment travaillée et entrecoupée de dialogues ou d'actions pour éviter l'écoeurement ou l'overdose du lecteur, histoire de faire « comme si », « en passant », « au hasard », vous en appreniez sur le fonctionnement et la réalité historique du magasin, « sans en avoir l'air ». Un véritable art du roman au service d'une cause plutôt journalistique et/ou documentaire.
3°) On peut aussi remercier Émile Zola de nous faire vivre avec autant d'acuité la réalité des rapports sociaux au sein de cette grande entreprise naissante. Il est fréquent dans ses autres romans que l'auteur charge un peu la mule sur le côté dépravé, qu'il se complaise à vouloir peindre une humanité viciée et irrécupérable, fondamentalement mauvaise. Ici, par un miracle de grâce, il sait jouer la note juste, et rien que la note, (comme aurait pu remarquer un Miles Davis des grands soirs), pas de surenchère.
Il montre des gens à l'oeuvre, avec leurs qualités, leurs défauts, mais avec une certaine neutralité de ton. Il met sur le dos de la lutte pour l'existence les principales déviances du personnel. Les langues de vipère sont odieuses, certes, dignes des pires ordures qu'il nous avait déjà décrites ici ou là, mais dans le seul but d'améliorer leur quotidien, notamment en piquant la place d'un autre ce qui aura pour effet supposé et conséquence attendue d'augmenter leur rétribution à la fin du mois. Ce n'est pas souvent de la méchanceté gratuite, c'est le sous-produit d'une frustration ou d'une vexation. Il y a aussi, ce qui n'est pas si fréquent chez Zola, des personnages résolument probes et positifs, qui font office de petits lumignons, des manières de rayons de soleil, qui parcourent les autres rayons, ceux où en plus des marchandises sont entassées des motivations troubles.
4°) On peut percevoir aussi Au Bonheur Des Dames comme un indispensable liant au sein du cycle littéraire, le carrefour obligé où convergent de nombreuses lignes tendues entre différents romans des Rougon-Macquart. du percement des artères nouvelles de Paris dans La Curée au fonctionnement des grosses fortunes dans L'Argent ; du mode de vie bourgeois dans Pot-Bouille aux errements mondains dans Nana ; en passant par l'émergence d'une société de consommation dont Au Bonheur Des Dames remplit le volet fantaisie et le Ventre de Paris le pendant alimentaire. le monde nouveau apparu au XIXème siècle se cristallise avec vigueur dans ce roman et dont le XXème et maintenant le XXIème siècle sont des avatars.
Le rapport qu'entretient Au Bonheur Des Dames avec les autres romans-clés du cycle est un véritable élément structurant, qui apporte un surcroît de cohérence et de pertinence à l'ensemble de l'édifice à tiroirs que sont Les Rougon-Macquart.
5°) Enfin, c'est mon cinquième point, mais je pourrais en développer encore une demi-douzaine d'autres non moins importants à mes yeux, c'est cette fabuleuse description d'une lutte perdue d'avance, sur le « progrès » ou, à tout le moins, sur l'histoire en marche.
Personnellement, entre mon enfance et maintenant, j'ai assisté à deux de ces mutations irrésistibles, qui balayent tout devant elles, mieux que les vagues d'un tsunami, à savoir la disparition quasi-complète des stations-service indépendantes dévolues au seul débit de carburant et à la fin de la profession de pompiste. J'ai connu cette vague sourde et pourtant formidable qui pulvérisa tout sur son passage en délivrant dans les supermarchés des carburants à prix coûtant, exactement comme Octave Mouret tue sa concurrence avec un produit d'appel, qui est dans le roman la soie « Paris-Bonheur ». C'est exactement ça, rien n'a changé.
J'ai également assisté au remplacement quasi intégral des petits magasins de nos centres villes de province ou d'ailleurs par des mêmes chaînes d'enseignes qui font que désormais, quelle que soit la ville où vous vous arrêtez en France, du Nord au Sud et d'Est en Ouest, vous rencontrez exactement les mêmes magasins, et ceci est valable maintenant dans à peu près toutes les villes d'Europe et bientôt, du monde.
Pour les personnes un peu plus jeunes que moi, cette lutte inégale et perdue d'avance, dans les quelques années récentes pourrait également être illustrée tant par l'arrivée du numérique face à l'argentique en photographie, que par le e-commerce face aux enseignes historiques. Voir capoter Virgin et se figurer la Fnac en train de battre de l'aile était tout bonnement inimaginable avant l'émergence d'Amazon et des téléchargements gratuits sur internet.
De même, il n'y a pas si longtemps, le marché des cartes téléphoniques avait pignon sur rue, désormais, c'est tout juste si l'on peut encore trouver une cabine. Quand je passe devant une de ces survivantes sub-claquantes cabines, je ressens quelque chose de très semblable au déclin du Vieil Elbeuf de l'oncle Baudu décrit dans le roman. Même chose, même constat. Finement observé Émile.

Il en va de même (cela pourrait faire l'objet d'un sixième point, mais j'ai parlé de cinq donc je n'abuserai pas de votre patience) pour les techniques commerciales. On pourrait croire, vu de notre début de XXIème siècle que toutes les techniques agressives et impitoyables du commerce actuel nous proviennent des États-Unis. Non, non, non, messieurs, dames. C'est nous qui les avons inventées ces belles saloperies, et presque toutes, même ! Voilà un beau cadeau de la France à l'humanité, presque aussi grand que la déclaration des droits de l'homme, ce qui n'est pas peu dire.
Oui, honte à nous, tout ce qu'il y a de plus vil et inhumain dans le commerce fut testé grandeur nature dans les grands magasins d'alors et victorieusement importés partout où des gens ont eu envie de bâtir des fortunes en déniant l'humain qu'il y a derrière, c'est-à-dire, partout dans le monde, quelles que soient la couleur de la peau, la religion ou les habitudes culinaires… Les hommes naissent tous égaux en cupidité, égoïsme et appât du gain. Amen.
Un autre point fort intéressant (cela pourrait être un septième point, mais vous connaissez ma position) est celui de l'évolution des comportements suscités par le style même de ces grands magasins. Je pense notamment aux incoercibles kleptomanies qui ont été bien documentées à l'époque, et qui touchent toutes les franges de la population, indépendamment du revenu net des personnes qui s'y adonnent. Émile Zola ne se prive pas pour montrer à l'oeuvre une femme de l'aristocratie, incapable de juguler sa frénésie pour les dentelles de luxe (Mme de Boves).
Autre élément hyper intéressant du roman (éventuel huitième point), le statut des femmes au travail, encore très marginal pour l'époque. Une femme qui s'assumait seule hors mariage, telle que peut l'être l'héroïne Denise, était considérée en ce temps-là être une femme de mauvaise vie (entendez mauvaises moeurs). le fait donc que des femmes, en quantité, puissent accéder à un emploi reconnu honnête, qu'elles puissent même gagner plus d'argent que leur mari (c'est le cas d'Aurélie Lhomme, la première des confections) est une véritable révolution sociale et sociétale dans le couple introduite, entre autres, par ces grands magasins et Zola ne rate pas le coche. Une fois encore, c'est bien observé.
Mes neuvième, dixième et onzième points hypothétiques pourraient être constitués par : l'avènement de la publicité qui explose à l'époque (c'est même pour réfréner cette pullulation que seront créées les colonnes Morris) ; la naissance progressive de la vente par correspondance et le rôle tenu par les grands magasins dans la réduction des marges qui étranglent les fabricants, prélude aux tristement célèbres délocalisations dont nous pouvons constater les effets chaque jour.
Évidemment, cette estimation d'une demi-douzaine d'autres points est une fourchette basse car on pourrait encore parler de nombreux autres éléments nouveaux et épinglés par l'auteur. Si vous voulez des exemples, je m'abaisse encore à vous citer le cas de la concurrence déloyale et quelque peu inattendue, pour un secteur spécialisé du commerce, lorsqu'il voit débarquer une grosse structure généraliste drainant une clientèle monstrueuse, qui se met à exploiter son propre pan d'activité, sa propre niche écologique commerciale, si j'ose dire. Ou bien encore, ce phénomène nouveau pour l'époque, des femmes de province n'hésitant plus à risquer de longues heures de train pour venir faire leurs emplettes au loin dans la capitale et seules (imaginez l'émoi suscité chez les braves maris patriarches provinciaux) dans ces grandes enseignes parisiennes qu'étaient Au Bon Marché, Les Grands Magasins du Louvre, À la Belle Jardinière, le Printemps, La Samaritaine et (postérieurement au roman de Zola) Les Galeries Lafayette.

Bref, je ne vais pas m'étendre plus longuement sachant que nombreux sont ceux qui ont déjà exprimés brillamment les qualités et les défauts de ce roman. Un authentique coup de coeur pour moi, un opus consistant et documentaire, plus distancié et impartial qu'à l'habitude, révélant un vrai pan de l'évolution sociétale du Second Empire et, même si l'on peut reprocher un tout petit peu le statut de quasi sainte vierge de Denise dans cette frénésie d'achat et de vente, on ne va pas se plaindre qu'Émile Zola, pour une fois, ait décidé de faire une manière de fin heureuse et de laisser poindre l'espoir derrière le fatal effondrement des anciennes bâtisses du commerce.
Un très grand cru donc, que je vous conseille sans modération, mais ce n'est, bien évidemment, que mon avis, j'allais dire, bon marché, c'est-à-dire, très peu de chose.
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