Ce quinzième volume de la série des Rougon-Macquart repose tout entier sur un parallèle, établi par
Zola, entre la Terre et la Femme. Toutes deux sont sources de fécondité, toutes deux sont l'objet du désir des hommes et doivent être possédées.
Au début de l'histoire, le vieux Fouan, devenu trop âgé pour entretenir sa propriété, doit la partager entre ses trois enfants, Hyacinthe dit Jésus-Christ, Fanny et Buteau. Pour lui, se séparer de sa terre est un déchirement.
« Il avait aimé la terre en femme qui tue et pour qui on assassine. Ni épouse, ni enfants, ni personne, rien d'humain : la terre ! Et voilà qu'il avait vieilli, qu'il devait céder cette maîtresse à ses fils, comme son père la lui avait cédée à lui-même, enragé de son impuissance. »
La première scène qui se déroule chez le notaire lors du partage, donne le ton de la violence qui s'exercera par la suite. La négociation sur la valeur des terres, et sur la rente qui sera accordée au père Fouan est une lutte sous par sou, et tout sentiment familial est totalement banni. Par la suite, chacun des enfants tentera de se concilier les bonnes grâces du père, car on se doute que tout n'a pas été mis dans le partage, et qu'il y a un magot caché quelque part…
Le personnage central du roman est Buteau : c'est lui qui est le plus acharné à accaparer la plus grande part de terre possible, et en acquérir encore davantage. C'est aussi un mâle aux appétits violents, à la sexualité bestiale. Il a engrossé sa cousine Lise, mais ne se résout à l'épouser que lorsque celle-ci se retrouve héritière, en même temps que sa soeur Françoise, encore mineure. Dès lors, le plan de Buteau est simple : posséder les deux soeurs, et donc l'héritage complet. Pour échapper aux assiduités brutales de Buteau, Françoise consent à épouser Jean, un ancien soldat devenu ouvrier, puis journalier dans une ferme voisine.
Jean est sincèrement amoureux de Françoise, et ne cherche qu'à mener une existence paisible. Mais c'est compter sans l'acharnement de Buteau, qui n'hésite pas en définitive à devenir un véritable criminel pour arriver à ses fins.
Jean réalise alors qu'il n'appartient pas à ce monde de la terre.
« Toujours il avait eu des idées de retraite à la campagne. Mais quelle sottise e s'être imaginé que, le jour où il lâcherait le fusil et le rabot, la charrue contenterait son goût de la tranquillité ! Si la terre était calme, bonne à ceux qui l'aiment, les villages collés sur elle comme des nids de vermine, les insectes humains vivant de sa chair, suffisaient à la déshonorer et à en empoisonner l'approche. Il ne se souvenait pas d'avoir souffert autant que depuis son arrivée, déjà lointaine, à la Borderie. »
Quittant la Beauce, il va s'engager à nouveau dans l'armée, pour la guerre qui s'annonce.
Dans ce volume, on ne retrouve pas le
Zola impressionniste, peintre de paysages ou de scènes urbaines de certains des volumes précédents. Il ne décrit que très parcimonieusement la terre de Beauce. Il se fait plutôt portraitiste, voire caricaturiste à la Daumier, pour croquer férocement des personnages comme Jésus-Christ, l'ivrogne matois et pétomane, Macqueron, le cabaretier opportuniste, ou la Grande, l'aïeule qui ne vit que pour semer la discorde dans sa propre famille et exploiter son petit-fils Hilarion, le colosse débile.
Il donne aussi son analyse de la population paysanne à la fin du XIXème siècle, une société dans laquelle commence la mutation du machinisme, mais qui reste comme engluée dans une mentalité étroite et qui ne voit que le profit à court terme.
« Depuis des siècles, le paysan prenait au sol, sans jamais songer à lui rendre, ne connaissant que le fumier de ses deux vaches et de son cheval, dont il était avare ; puis, le reste allait au petit bonheur, la semence jetée dans n'importe quel terrain, germant au hasard, et le Ciel injurié si elle ne germait pas. le jour où, instruit enfin, il se déciderait à une culture rationnelle et scientifique, la production doublerait. Mais, jusque-là, ignorant, têtu, sans un sou d'avance, il tuerait la terre. Et c'est ainsi que la Beauce, l'antique grenier de la France, la Beauce plate et sans eau, qui n'avait que son blé, se mourait peu à peu d'épuisement, lasse d'être saignée aux quatre veines et de nourrir un peuple imbécile. »
On retrouve là l'auteur du « Bonheur des dames » qui plaide pour le progrès, l'utilisation des engrais et des tracteurs, et qui aurait peut-être apprécié les immenses exploitations céréalières de la Beauce d'aujourd'hui.
Au passage, quelques coups de griffe égratignent les notables locaux, le curé méprisé par ses ouailles ou les élus se livrant à une cuisine politicarde de bas étage.
Mais toujours, le thème central revient, fécondité et possession, et lutte des hommes pour s'approprier cette terre idéalisée en Femme. L'allusion devient transparente dans la scène où Jean laboure sa parcelle, dans une sorte d'accouplement symbolisé par le soc de la charrue qui ouvre la terre… L'ensemble du roman baigne d'ailleurs dans une tension sexuelle constante, qui a beaucoup choqué les lecteurs de l'époque.
Et à la fin du livre, on passe à un stade encore plus élaboré, où la terre devient une divinité, comme dans l'Antiquité :
« La terre n'entre pas dans nos querelles d'insectes rageurs, elle ne s'occupe pas plus de nous que des fourmis, la grande travailleuse, éternellement à sa besogne. »
…
« Et la terre seule demeure, l'immortelle, la mère d'où nous sortons et où nous retournons, elle qu'on aime jusqu'au crime, qui refait continuellement de la vie pour son but ignoré, même avec nos abominations et nos misères. »
Quand on appartient à ce peuple paysan, on est lié à la terre d'abord, tout le reste n'a qu'une importance secondaire.
Et je termine sur une question : si
Zola avait consacré un volume des Rougon-Macquart à la mer et aux marins (ce qu'il n'a pas fait et que je regrette…), aurait-il écrit « Pêcheur d'Islande »?