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Critique de Nastasia-B


Définition du Petit Larousse 2051 :
Assommoir (nom masc.) : livre percutant, machine à donner des coups de poing en pleine face au lecteur. Ex : " Tiens, j'ai découvert un livre incroyable, c'est un vrai assommoir. " " Oh, là, là ! Je viens de lire les Cinquante Nuances de Grey ! Pfff ! C'était pas de l'assommoir ! "

Aujourd'hui, je vais choisir un parti pris peut-être osé, pas trop assommant, je l'espère : je vais prétexter qu'Émile Zola n'est pas un écrivain talentueux. Je sens déjà gronder la meute alors il me faut de suite préciser ce que j'entends par talentueux.

Selon moi, Émile Zola n'est pas le type de l'écrivain foncièrement doué dès le départ, qui a un sens inné de la formule juste, qui, quoi qu'il touche, aura toujours une plume séduisante, ce n'est pas un Beaumarchais , un Voltaire ou un Hugo qui pourrait presque se permettre de laisser courir sur le papier le flot continu de sa pensée sans jamais que cela soit pénible à lire.

Non, Zola, à mon avis, c'est l'inverse de cela. C'est un écrivain laborieux, tenace, obstiné, travailleur jusqu'au stakhanovisme, qui remet cent fois l'ouvrage sur le métier, qui se fixe un point et qui s'y tient, qui creuse, qui creuse, qui creuse son sillon, patiemment, motte après motte, comme un boeuf écumant jusqu'à ce que le champ soit entièrement labouré. Alors seulement, il s'autorise une petite pause, prend son mouchoir, essuie son front et ses lunettes, arbore un petit sourire de satisfaction en regardant sa parcelle retournée, puis retrousse à nouveau ses manches et repart pour une nouvelle besogne.

Jacques Brel disait : " le talent, c'est d'avoir la volonté de faire quelque chose. " et c'est en ce sens-là qu'Émile Zola est talentueux selon moi. Si vous avez un jour la curiosité de lire les Rougon-Macquart dans l'ordre, vous vous apercevrez qu'il lui aura fallu attendre le treizième volume pour atteindre ce qu'une large majorité considère comme sa quintessence, avec Germinal. Treize romans avant le Nirvana, ce n'est pas rien tout de même.

Vous vous apercevrez, ce qui pour moi est toujours assez émouvant, que c'est vraiment à force de travail qu'Émile Zola a acquis son art. le projet est très comparable dans le Ventre de Paris ou dans Au Bonheur Des Dames : on décrit les Halles dans l'un et les grands magasins dans l'autre. le but est clairement descriptif et documentaire, or, ce travail qui pouvait s'avérer lourd, redondant et pléthorique dans le Ventre de Paris, numéro 3 du cycle, passe comme une lettre à la poste dans Au Bonheur Des Dames, le numéro 11. Il a progressé, il s'est amélioré, il s'est affiné il maîtrise mieux non pas son sujet, mais son art, l'art de la plume de l'écrivain naturaliste.

Et ici, avec L'Assommoir, c'est absolument flagrant. C'est tellement beau, c'est tellement fort, c'est tellement émouvant de le voir sous nos yeux apprendre à maîtriser l'art du dérapage sur piste glissante, de le voir s'en tirer à chaque fois mieux, commençant au correct et terminant au sublime.

Car dans le fond, pourquoi ce septième roman des Rongon-Macquart a-t-il connu plus de succès que tous ceux qui ont précédé et jouit-il d'une plus grande notoriété ? A priori, il n'est pas fondamentalement différent des autres. La recette de Zola semble toujours un peu la même, le couple subissant une lente agonie et une spirale descendante a déjà été dépeint dans La Conquête de Plassans.

Cette fois, c'est la cousine des Mouret, la célèbre Gervaise Macquart, devenue Coupeau qui est sur le gril. Zola nous embarque dans les arcanes du monde des ouvriers et des petits commerçants de Paris, et comme dans les ouvrages précédents, la part faite à la description est grande. Vous découvrirez les lavoirs, les blanchisseries, l'atelier miteux du chaîniste de la Goutte d'Or, les toits de Paris couverts de zinc, la forge, qui ressemble à celle de Vulcain, les fleuristes, et même l'auteur nous emmène au Louvre, puis bien évidemment, dans l'antre fétide et maléfique des débits de boisson où les ouvriers viennent s'abîmer.

Qu'est-ce qui est si différent ici des autres romans ? Sur le fond, probablement rien. Zola continue d'y creuser son sillon, de dérouler son oeuvre sociale sur un nouveau pan de la société, en l'occurrence les classes ouvrières qu'il avait déjà un peu visité dans le Ventre de Paris. Gervaise n'est pas si loin de réussir dans la blanchisserie comme sa soeur Lisa dans la charcuterie.

Ici, à mon avis, la grande différence, ce qui est vraiment magique avec ce roman, provient du style qu'Émile Zola va employer et faire éclore, sous nos yeux, à force de travail, sans presque l'avoir fait exprès. À force de s'accoquiner au phrasé et à l'argot le plu cru de l'époque (pour faire plus vrai), la prose de Zola s'est révélée, s'est transfigurée page après page, par ce mélange de langue érudite et de langue fangeuse. Pour moi, c'est ça qui explique le succès phénoménal de L'Assommoir.

Regardez, observez, soyez attentifs, suivez l'évolution du style au sein du livre et découvrez au chapitre 10 notamment, cette espèce de mélange de lyrisme et de miasmes absolument nouveau, même pour Zola et d'une fluidité, d'une force absolument prodigieuse, qui deviendront la " marque de fabrique " de l'auteur, qui annonce le style du grand, de l'inénarrable Céline. Un style qui a éclos ici, presque fortuitement à l'écriture forcenée de L'Assommoir par un Zola plus laborieux et travailleur que jamais.

Ainsi, à baigner dans le jus de l'argot, la prose du naturaliste a acquis une dimension supplémentaire, Émile Zola a fait évoluer son style pour coller à la violence, à la médisance et à l'indigence qu'il décrit. Et c'est, volontairement ou non, qu'il atteint l'excellence, car on le sentait certes en germe dans les ouvrages précédents (il avait un peu raté le coche dans le Ventre de Paris), mais jamais encore il n'avait pleinement épanoui une telle verdeur de style, une certaine révolution, qui fait qu'aujourd'hui Zola est Zola.

Bref, on a le sentiment qu'à décrire la lente et inéluctable descente aux enfers de Gervaise dans la puanteur et le désespoir, l'auteur s'est trouvé lui-même et a franchi le seuil de son identité littéraire. Il y aura un " avant " et un " après " L'Assommoir. La scène du fouet chez le père Bijard au chapitre 10 est l'une des plus dures qu'on puisse imaginer, rappelant les pires déboires de Fantine et Cosette réunies dans Les Misérables.

On sent Gervaise fragile psychologiquement, jamais très loin de s'en sortir, mais effectuant toujours le mauvais choix quand s'offre une alternative tant avec Lantier (admirable en sa qualité de " ver dans le fruit "), que Coupeau suite à sa chute, que Goujet qu'elle n'ose pas rejoindre alors que lui seul semblait pouvoir lui assurer un certain salut.

Finalement, ce qui est touchant chez Gervaise (un peu comme chez Nana sa fille plus tard), c'est cette dénégation de la vie, cette abnégation à affronter la chute sans craindre la mort tellement l'existence a peu de prix pour elle. La scène d'apocalypse finale que subit Coupeau en proie au pire des delirium tremens est une sorte de synthèse, où tout le mal accumulé dans les chairs et dans l'esprit dans cette descente ressort en un torrent de douleurs et de démence indescriptibles. Ce roman est aussi le germe, l'éclosion de deux personnages important des romans à venir, en la personne de Nana dans le roman éponyme et d'Étienne dans Germinal.

Enfin, comme les Halles dans le Ventre de Paris et plus tard, la locomotive de la bête humaine, l'alambic de L'Assommoir du père Colombe est élevé au rang de personnage effectif, démon maléfique et vénéneux au pouvoir quasi mystique digne des sortilèges de l'Odyssée.

Lisez et relisez ce premier (et pas dernier) grand coup de poing en pleine face que nous assène Émile Zola dans les Rougon-Macquart. Or, bien entendu, ce que vous venez de lire n'est qu'un avis, alambiqué et assommant, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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