— À un stade plus avancé de la maladie, même le sommeil peut induire ces effets, reprend le médecin. Au lieu de stocker les informations de la journée durant la nuit, votre cerveau en effacera.
— Vous voulez dire qu’à chaque fois que je dormirai, j’oublierai une partie de ma vie ?
— Il peut ne s’agir que de petites informations anodines, que vous utilisez peu. Hélas, c’est une maladie qui progresse rapidement, et un beau jour, vous oublierez des pans entiers de votre existence. Vos amis, votre famille…
Sur la scène, de divins flocons virevoltent au son d’une féérie acoustique enchanteresse. Ce spectacle est un envoûtement auquel je sais que les danseurs participent avec autant de plaisir que des enfants au réveillon de Noël.
Elle prend ma main :
— Ce n’est pas toujours facile pour toi, de devoir sans cesse essayer de te rappeler de toutes ces choses…
Je souris à ses yeux d’un bleu profond :
— Oh moi, je ne suis pas à plaindre : j’ai le délicieux privilège de sans cesse retomber amoureux de toi.
Les nouvelles danseuses du corps de ballet sont nommées par un gris matin d’octobre, à la fin d’une répétition. Avec sa robe vaporeuse et son chignon qui laisse échapper quelques mèches ondulées, Léa a l’air d’un ange.
Si je ne suis pas occupé par mon travail ou à admirer les répétitions du prochain ballet, je passe des heures à guetter l’arrivée de Léa, perché sur un rebord de fenêtre au dessus de la rue Scribe. Puis je me précipite devant ses pas jusqu’aux étages, où elle disparaît dans une salle décorée de lyres en métal sans m’avoir aperçu.
Parfois, j’arrive à voler une image par l’ouverture : ses yeux bleus, ses joues roses, ses cheveux blond foncé ou sa tenue poudrée.
Autant de couleurs qui me rappellent que mon existence ne se déroule pas seulement en noir et blanc, sur les pages des livres.
Enveloppé d’ombres et de musique, je suis perché dans le « collier de perles »
‒ c’est ainsi que nous nommons la rambarde cerclée de globes lumineux qui entoure le plafond peint et le lustre au dessus de la salle du Palais Garnier.
Notre baiser est bref, mais délicieux. L’eau de pluie s’insinue entre nos lèvres entremêlées, et je sens l’odeur délicate de sa peau et de ses cheveux contre mon visage.
Quel incroyable tableau que nos deux silhouettes se découpant sur le couchant, une âme solitaire et une âme de l’océan, le poète et la jeune fille de la mer, côte à côte face à l’immensité !
Je sens qu’elle a le pouvoir de faire mon bonheur, mais aussi de me détruire. Elle est un feu sauvage et imprévisible, un miroir d’eau à la profondeur trompeuse.
Une silhouette discrète au creux des rochers, à peine dérangée par ma présence, cheveux voletant dans la brise, et jupon au ras de l’eau. Pieds nus au dessus des vagues, une jeune fille contemple l’océan.
Sous la lumière fusant des nues, son teint me semble opalescent ; ses traits paisibles la font ondine. À mon insu, je souris de cette image et l’imagine créature surnaturelle venue apprécier un instant la splendeur terrestre.