Il était donc fatal que les différentes nuances de l'idée bourgeoise et de la vie des bourgeois, sous Louis XV et Louis XVI, eussent leur expression dans la peinture. Ainsi en fut-il. Une école de peintres bourgeois sortit de terre, que dominèrent deux maîtres fameux : Jean-Baptiste-Siméon Chardin et Jean Greuze. Tendances et talent, ces artistes en qui certains caractères essentiels de leur époque se reflétaient, ne se ressemblaient point. L'un était le franc bourgeois, fruste, sensé, loyal, cordial, peignant avec simplicité l'humble existence ; l'autre un philosophe inquiet de moraliser à propos de tout, jusque dans la volupté même, et s'évertuant à tirer des leçons larmoyantes du spectacle arrangé par lui des petites moeurs. Tous les deux ont marqué leur rang et rempli leur tâche ; mais combien supérieur apparaît Chardin !
Aussi bien s'élève-t-il au-dessus de tous dès qu'il aborde les menus faits de là vie coutumière. Grand peintre et petit bourgeois, il traduit les petits bourgeois en grand peintre et nous verse en leur intimité. Par un Flamand, pas un Hollandais n'a mieux senti, ni plus significativement exprimé, comme sans y penser, la commune existence. Mais impossible de le confondre avec un étranger. C'est exclusivement à la bourgeoisie de France qu'il se consacre et il la voit de l'œil le plus sain et le plus français. — Or, ceci m'amène à préciser en quelques traits les façons dé vivre du Tiers État, de ce troisième ordre de la nation qui est le milieu de Chardin et qui, sortant de l'ombre par degré, sera, demain, la nation même.
Nous savons un trait de sa jeunesse où se fait juger sa mâle et simple dignité. Ses.parents, désireux de le marier, lui ont ménagé, dans une réunion amicale, la rencontre d'une douce jeune fille de sa condition, Marguerite Sainétard, dont le père est marchand et passablement aisé. Le mariage se décide, sous la réserve qu'on laissera au fiancé le temps d'acquérir une position sortable. Jean-Siméon a plus de sagesse que de passion ; il est sensible et même tendre, point du tout romanesque ; mais la jeune fille s'attache à lui avec l'ardent abandon d'une poitrinaire..