Il nous est arrivé …
Il nous est arrivé des aventures du bout du monde
Quand on vient de loin ce n’est pas pour rester là
(Quand on vient de loin nécessairement
c’est pour s’en aller)
Nos regards sont fatigués s’être fauchés
par les mêmes arbres
Par la scie contre le ciel des mêmes arbres
Et nos bras de faucher toujours à la même place.
Nos pieds n’étaient plus là pour nous attacher
dans la terre
Ils nous attiraient tout le corps pour des journées
à perte de vue
Il nous est arrivé des départs impérieux
Depuis le premier jusqu’à n’en plus finir
A perte de vue dans l’horizon renouvelé
Qui n’est jamais que cet appel au loin
qui module le paysage
Ou cette barrière escarpée
Qui fouette la rage de notre curiosité
Et ramasse en nous de son poids
Le ressort de notre bond.
(Voyage au bout du monde)
MONDE IRRÉMÉDIABLEMENT DÉSERT
Dans ma main
Le bout cassé de tous les chemins
Quand est-ce qu’on a laissé tomber les amarres
Comment est-ce qu’on a perdu tous les chemins
La distance infranchissable
Ponts rompus
Chemins perdus
Dans le bas du ciel, cent visages
Impossibles à voir
La lumière interrompue d’ici là
Un grand couteau d’ombre
Passe au milieu de mes regards
De ce lieu délié
Quel appel de bras tendu
Se perd dans l’air infranchissable
La mémoire qu’on interroge
A de lourds rideaux aux fenêtres
Pourquoi lui demander rien ?
L’ombre des absents est sans voix
Et se confond maintenant avec les murs
De la chambre vide
Où sont les ponts les chemins les portes
Les paroles ne portent pas
La voix ne porte pas
Vais-je m’élancer sur ce fil incertain
Sur un fil imaginaire tendu sur l’ombre
Trouver peut-être les visages tournés
Et me heurter d’un grand coup sourd
Contre l’absence
Les ponts rompus
Chemins coupés
Le commencement de toutes présences
Le premier pas de toute compagnie
Gît cassé dans ma main.
Nous avons attendu de la douleur…
Nous avons attendu de la douleur
qu’elle modèle notre figure
à la dureté magnifique de nos os
Au silence irréductible et certain de nos os
Ce dernier retranchement inexpugnable de notre être
qu’elle tende à nos os clairement la peau de nos figures
La chair lâche et troublée de nos figures
qui crèvent à tout moment et se décomposent
Cette peau qui flotte au vent de notre figure
triste oripeau.
Nous allons détacher nos membres
et les mettre en rang pour en faire un inventaire
Afin de voir ce qui manque
De trouver le joint qui ne va pas
Car il est impossible de recevoir aussi tranquillement
la mort grandissante.
Dilemme
Mais les vivants n’ont pas pitié des morts
Et que feraient les morts de la pitié des vivants
Mais le cœur des vivants est dur comme un bon arbre
et ils s’en vont forts de leur vie
Pourtant le cœur des morts est déjà tout en sang
et occupé d’angoisse depuis longtemps
Et tout en proie aux coups, trop accessible aux coups
à travers leur carcasse ouverte
Mais les vivants passant n’ont pas pitié des morts
qui restent avec leur cœur au vent sans abri.
Saint-Denys GARNEAU – Biographie : 1912-1943 (FILM, 1960)
Un film de Louis Portugais, écrit par Anne Hébert, produit par l’Office national du film du Canada.