J'ai écouté
Histoire de mon pigeonnier lu par
Danièle Lebrun (1973) sur un podcast gratuit de
Radio-France. Son interprétation est pleine de sensibilité. Je vous la recommande.
« Conteur hors pair,
Isaac Babel (1894-1941) excelle dans la concision. Amateur de formules biscornues, de mots inventés, d'expressions empruntées à l'ukrainien, au yiddish ou même au français, il écrit à l'os. Dans
Histoire de mon pigeonnier un enfant juif, brillant, amoureux des lettres témoigne de la cruauté du pogrom de 1905 qui a lieu à Odessa, la ville de naissance de l'écrivain. Un récit de jeunesse autobiographique orné d'éléments fictionnels qu'
Isaac Babel souhaitait réunir dans un recueil de nouvelles consacrées à son enfance. Arrêté le 15 mai 1939 par le régime bolchevique, il est fusillé à l'âge de 45 ans. La plupart de ses manuscrits disparaissent sans que l'on sache à quel point son livre était achevé. Son oeuvre est alors interdite. Elle n'est réhabilitée qu en 1954.
Isaac Babel échappe à l'oubli. »
Le premier tiers du
récit s'apparente aux premiers rayons du soleil printanier et réchauffe l'âme. Et puis vous recevez un coup de poing dans le plexus solaire.
le narrateur raconte un moment de son enfance et le commente. Il a neuf ans , il vit dans le quartier juif d'Odessa avec tout son petit monde haut en couleur. Il doit travailler très dur pour prétendre rentrer au collège car le nombre de Juifs dans les écoles est limité (sur quarante enfants, seuls deux Juifs peuvent entrer en classe préparatoire). Son père toujours très optimiste et plein de confiance lui a promis un pigeonnier en récompense. Sa mère est au contraire fataliste et craint le pire pour son frêle enfant. Il obtient d'excellentes résultats. Mais une de ses notes est baissée après l'examen et sa place prise par un autre garçon. le père de celui-ci est un riche marchand juif qui a graissé la patte du professeur. L'année suivante, l'enfant réessaye. Il apprend trois livres par coeur. La peur au ventre il réussit à réciter en sanglotant tout ce qu'il sait de Pierre le Grand avec le poème de
Pouchkine . Il réussit l'examen. Pianitski l'immense fonctionnaire à la barbe argentée, bardé de médailles dorées sur son uniforme sombre est admiratif : « quelle nation que vos petits youpins, le diable les habite ! ». Il empêche les petits Russes de l'embêter et lui donne une tape affectueuse sur l'épaule. C'est la fête dans le quartier : chants hassidiques des voyageurs de commerce, vin de Bessarabie, violon, ivresse de la mère. Et les jours heureux s'écoulent avec sa mère qui lui prépare ses tartines avant son départ au collège, ses fournitures toutes neuves, les nouveaux livres. Et ce n'est qu'après le premier trimestre qu'il se souvient des pigeons…
Il se rend ensuite au marché pour acheter les pigeons. Un pogrom éclate dans la ville et, sur le chemin du retour, il rencontre Makarenko, le cul de jatte russe , qui essaye vainement de poursuivre les pillards qui ont pris les bonnets de son étalage. Ils crient et sanglotent tous les deux. Et puis Makarenko le frappe au visage avec ses pigeons, en compagnie de sa femme , qui prononce des phrases haineuses contre la semence juive à éradiquer. Une fois rentré chez lui, le garçon apprend que son grand-père est mort (comme 400 autres Juifs ) et que ses parents ont trouvé refuge chez un inspecteur des contributions.
Cet texte est très riche. le récit est un témoignage avec des dates précises mais il est aussi conté avec une grande maîtrise. Babel charme, bouleverse puis cogne. le gamin lutte pour être accepté par la société russe mais il vit aussi un conflit intérieur dès le début.. Il admire à la fois les Russes joufflus, leur langue, la poésie de
Pouchkine, mais il les trouve injustes et les craint. L'enfant est intelligent, plus intelligent que ses petits camarades du lycée mais il est tout frêle, tout faible, hypersensible et sa mère a bien compris que c'était rédhibitoire. Même le cul de jatte le tabasse durement avec ses propres pigeons. Cela semble plus symbolique que réaliste. La paix est impossible. Makarenko qui n'a pas pu courir après la femme qui le vole est impuissant dans un monde qui privilégie les capacités physiques mais il sera toujours plus fort qu'un Juif si brillant soit-il. Babel utilise de nombreuses répétitions, beaucoup d'images très colorées, des références bibliques (
Noé, David contre Goliath et plein d'autres sans doute). Il joue aussi en virtuose sur les changements de rythme, les digressions et les ellipses jusqu'à la longue scène finale.
du grand art.
*Podcast : 24mn (le texte fait 20 pages).
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/bonnes-nouvelles-grands-comediens-daniele-lebrun-lit-un-texte-d-isaac-babel-
histoire-de-mon-pigeonnier-1ere-diffusion-27-04-1973-1025032