J'ai mis énormément de temps à lire cette enquête sur l'entreprise Monsanto, version papier du reportage diffusé sur Arte il y a quelques temps. J'ai en effet un énorme défaut, lorsque je lis ce genre de chose, je suis tous les liens donnés. Ca ne facilite pas la lecture. Celui qui a déjà lu 64 pages en anglais sur le suicide des agriculteurs en Inde comprendra ma douleur. En outre, je n'ai jamais pris autant de notes. C'est un sujet qui m'intéresse puisque je suis fille d'agriculteur et que les produits phytosanitaires et les semenciers ont fait partie de mon quotidien pendant toute mon enfance (indirectement bien sûr, mes parents ne sont pas des tortionnaires qui envoyaient leurs enfants manier des produits dangereux à la sortie de l'école) et aujourd'hui encore, il m'arrive d'assister à de passionnantes conversations sur les avantages comparés de telle et telle variété de blé en terme de rendement ou de verse. Ma vie est tout à fait palpitante, n'est-ce pas ?
Pour en revenir au livre, la thèse de
Marie-Monique Robin est simple (voire simpliste ?) : Monsanto est prête à tout pour s'emparer de l'agriculture mondiale, ne se préoccupe pas de la santé humaine et met sur le marché uniquement des produits dangereux, que ce soient les PCB, le Roundup ou les OGM. Ses dirigeants infiltrent ou menacent tous les niveaux des Etats et toutes les institutions, y compris scientifiques.
Le début est incontestable, lorsque l'auteur évoque le scandale du PCB dans les années 70. Là, la journaliste s'appuie sur des faits reconnus et la seule chose qui me gêne un peu, c'est une forte tendance à vouloir faire pleurer dans les chaumières. S'en tenir aux faits me semble toujours plus probant que d'abuser d'un vocabulaire du domaine de l'émotion, phénomène assez généralisé et très agaçant du reportage de nos jours, qui passe encore moins à l'écrit. Cette petite facilité n'enlève rien à la démonstration cependant. Les problèmes posés par le lobbying et les liens entre économie et politique sont intéressants aussi mais parfois plus affirmés que clairement démontrés. Toute la partie sur les liens entre FDA (Food and Drug Administration, en charge de la réglementation légale pour la mise en place des produits sur le marché) et Monsanto (cela dit, ça marcherait avec la plupart des grandes entreprises) est intéressante. On voit que les liens étroits par le jeu des chaises musicales entre les entreprises et l'administration sont au moins discutables d'un point de vue éthique. Cela mériterait un livre en soi et pas juste quelques dizaines de pages.
La suite en revanche a fini par beaucoup me gêner. C'est un bel exemple d'une démonstration à charge avec une succession d'argumentations biaisées et d'affirmations assez vaguement étayées. Je ne prendrai qu'un exemple mais c'est loin d'être le seul. le Roundup (un herbicide, produit phare de l'entreprise) est d'abord pris sous l'angle de l'argument de la publicité mensongère, ce qui est incontestable puisque la société a été condamnée : le produit n'est pas biodégradable à 100%. C'est alors que la démonstration part en vrille. de biodégradabilité, on passe à la toxicité (au passage, si le public fait l'amalgame entre les deux, j'imagine que ça ne nuira pas à la diabolisation voulue du produit et c'est toujours ça de gagné pour la suite) et alors,
Marie-Monique Robin nous explique pourquoi il faut absolument interdire le Roundup et cette raison, c'est ... que des gens se suicident avec. Eh oui, j'ai découvert grâce à cet ouvrage qu'il ne faut pas boire de Round up (en tout cas, moins de ¾ de tasse, la dose létale). Alors, dans ma grande bonté, plutôt que de vous faire la liste de tous les produits qui devraient être interdits pour cause de suicide (ça va quand même de la corde (il faut dénoncer la Corderie royale de Rochefort) aux rivières, surtout celles avec des ponts - oui, interdisons les ponts et rendons Bouygues responsable), je vais vous apprendre que si une personne de 60 kg avale 240 grammes de sel, elle meurt aussi. Attention aussi à l'aspirine : chez les adultes, l'intoxication aiguë intervient à partir d'une prise de 10 g (http://www.freewebs.com/medicaments/medicament_aspirine.htm). Il est donc temps d'interdire l'aspirine, et je ne parle même pas du sirop contre la toux et du doliprane, véritables bombes à retardement (oui, avec moi, apprenez à manier le vocabulaire catastrophiste de base). Bref, si demain vous vous empoisonnez en avalant un sachet de sel entier, il ne faudra pas vous plaindre, je vous aurai prévenus.
Pour le reste, toute la démonstration (plus de la moitié du livre) est basée sur le prétendu danger lié aux OGM. Je n'ai pas vraiment d'avis sur le sujet. le problème, c'est qu'il est difficile de juger si on manque de connaissances scientifiques comme c'est mon cas. le principe « d'équivalence en substance » utilisé par la FDA (avec l'influence de Monsanto) pour faire passer la réglementation sur les OGM aux Etats-Unis est contesté par les anti-OGM. Mais là, j'avoue avoir eu du mal à suivre l'explication. Il y a aussi bataille d'experts sur des études, chacun y allant de son interprétation. Voici une étude qui est mise en cause par certains témoins : http://jn.nutrition.org/cgi/reprint/126/3/717. J'ai un peu cherché ce que les partisans OGM disaient de cette étude et en comparant avec ce que dit le chercheur interrogé par
Marie-Monique Robin, il semblerait que ce soient plutôt ses adversaires qui aient raison puisque page 7, on peut lire que « There were no gross pathologic findings observed at necropsy that were considered related to genetic modification. However, the livers of several animals (males predominately) fed GTS and parental-line ground soy beans appeared a darker brown at necropsy; the liver of one diet control male also appeared darker. Because rats fed processed GTS and parental-line soybean meal did not exhibit a similar incidence of darker brown livers at necropsy, this finding may have been related to feeding rats high dietary levels of ground soybeans. Because this finding occurred both in rats fed ground GTS and in rats fed ground parental-line soybeans, it was not considered to be related to genetic modification. ». Bien sûr, là, je suis assez circonspecte parce que je ne suis pas scientifique et il y a forcément des termes qui m'échappent, donc c'est difficile d'avoir un avis absolument tranché.
Mais dès que l'on sortait de l'explication purement scientifique, là encore, beaucoup d'arguments sont à la limite de la mauvaise foi. Comme lorsqu'elle tire des conclusions très ‘personnelles' de réponses de
Robert Shapiro (ancien PDG de Monsanto). Il est convaincu de la nécessité pour Monsanto de se lancer dans le développement durable et pense que les OGM en font partie, et pourtant il n'achète pas de produits laitiers biologiques (en relation avec le rBGH, l'hormone laitière). Ah ah ! Pris en flagrant délit ! de quoi je ne sais pas mais apparemment, pour l'auteur, c'est un signe. Bon, comme je suis plutôt de l'avis de ce méchant homme, même si j'ai tendance à penser que Monsanto n'est pas forcément le meilleur symbole de développement durable, je ne vois pas trop où est le problème.
Ensuite, en suivant les liens donnés, j'ai eu quelques surprises. On a l'impression par exemple que de multiples documents viennent affirmer la toxicité des OGM. En suivant les liens, je me suis aperçue qu'en fait, tout tourne toujours autour de deux ou trois mêmes études (contestées par le reste de la communauté scientifique mais c'est tellement nébuleux que à part de la confusion, ça ne m'a pas apporté de réponse et je n'ai pas réussi à me faire d'opinion entre complot mondial d'un côté et excès de diabolisation de l'autre), qui sont reprises à l'infini par les anti-OGM. Les liens renvoient aussi très souvent à des articles de journaux étrangers qui utilisent les mêmes sources sans jamais les mettre en doute (alors que, quand tout ce qu'on trouve est sous-tendu par une idéologie, même sympathique à priori, cela devrait être questionné, me semble-t-il, que ce soit dans le domaine économique, politique ou environnemental). Là encore, la plupart des liens renvoient vers des organisations écologistes (dont la composition des comités scientifiques prêtent parfois à rire en plus), anti-OGM par principe et quand on essaie de voir sur quoi elles se basent, c'est le flou le plus total, toutes reprenant mot pour mot les mêmes phrases toutes faites censées être basées sur ces mêmes études contestées qui tournent en boucle. Pour moi, tout cela n'est donc pas totalement convaincant même si c'est troublant.
Mais le pire, c'est que les agriculteurs m'ont l'air bien trop passifs pour que ce soit honnête. On m'explique que l'hormone laitière est super dangereuse et provoque énormément de problèmes de mammites et là, j'avoue que je ne comprends pas bien les agriculteurs américains. Seraient-ils plus stupides que tous les agriculteurs autour de moi, qui quand ils sont déçus par un produit en changent ? Pareil pour les OGM. On ne parle pas de machines-outils hyper coûteuses qui prennent des années pour être rentabilisés. Lorsqu'un agriculteur n'est pas satisfait de la semence qu'il a utilisée, il en change (cela fait bien longtemps que la plupart des agriculteurs rachètent tous les ans leurs semences dans les pays occidentaux), donc cette idée qu'il soit difficile de revenir en arrière dans le cas des OGM, j'avoue que j'aurais besoin de beaucoup plus d'arguments pour être convaincue qu'une simple affirmation. Les agriculteurs indiens pourraient très bien revenir à des semences traditionnelles moins chères. Pourquoi s'obstinent-ils à semer ces plantes (et même de plus en plus nombreux, semble-t-il) s'ils voient qu'elles n'apportent pas plus de bénéfices que d'inconvénients à leurs voisins qui les utilisent ? S'il y avait tant de problèmes, serait-ce économiquement viable ? le produit ne disparaîtrait-il pas de lui-même ? Cela fait pourtant des années que ces semences sont utilisées. Voilà des questions que je me pose à la lecture de ce livre. Au moins, les quelques pages qui expliquent pourquoi les résultats du Roundup-ready ne sont pas miraculeux sont probablement les seules qui ne m'ont pas fait sursauter et je les ai même trouvées très convaincantes (ça fait quand même seulement une dizaine de pages sur l'ensemble) sauf que finalement, c'est une cause plus politique que technique qui explique leur échec (le maïs s'est effondré à l'exportation en raison du rejet européen). Donc, globalement, plus j'avançais dans ma lecture et plus j'étais sceptique. le problème, c'est qu'à force d'accuser chaque chose et chacun de tous les maux, ça finit par paraître un peu trop pour être honnête. Ainsi, dans le chapitre sur le brevetage du vivant, les agriculteurs américains sont présentés comme de pauvres victimes innocentes. Alors là, je veux qu'on me les présente. Un agriculteur qu'on oblige à signer quelque chose contre son gré, c'est une espèce rare qu'il faut exposer. Les agriculteurs occidentaux sont aussi des chefs d'entreprise qui savent en général faire jouer la concurrence et s'ils signent ces contrats, encore une fois, c'est qu'ils y trouvent certainement leur compte d'un point de vue économique. Que l'on puisse reprocher des abus à l'entreprise, certainement, mais qu'on le fasse au moins avec honnêteté. Même quand la journaliste dénonce les méthodes odieuses de l'entreprise en cas de litige avec ces agriculteurs, on commence par s'insurger devant des cas de toute évidence scandaleux, avant que ça devienne vite n'importe quoi. Sur cinq exemples d'agriculteurs abusés, deux sont d'une mauvaise foi totale. Ainsi le témoignage le plus intéressant qui montre bien des pratiques peu reluisantes et qui est en soi très efficace est gâché par d'autres qui font rire tellement ils sont maladroits. Ainsi, un certain Mitchell Scruggs garde des semences OGM Monsanto pour l'année suivante (contrairement au contrat qu'il a accepté de signer) car il trouve ça cher et pour des raisons idéologiques. Si c'est trop cher et qu'il refuse le principe de ne pas garder ses semences, qu'est-ce qui l'empêchait de semer uniquement des non-OGM ? (D'autant que 25% de ses semences sont encore conventionnelles) Ne sait-il pas que Monsanto a des concurrents très bien positionnés qui se feraient certainement un plaisir de lui vendre d'autres semences, qu'elles soient OGM ou pas ? Et en plus, ça lui ferait les pieds à Monsanto de perdre son marché. Ca, c'est un mystère qui n'est pas vraiment résolu dans ce livre. Personnellement j'ai deux pistes, idiotie ou malhonnêteté mais faute d'indice... Donc, Michael préfère tricher avec la plus parfaite mauvaise foi et est fort surpris d'être poursuivi en justice.
Plus largement, la vision de l'agriculture véhiculée par ce livre me hérisse carrément. Ca se résume à « au temps de la bouillie bordelaise, c'était mieux » (d'ailleurs existe-t-il des études sur les méfaits du cuivre sur l'environnement ? Je serais curieuse de le savoir). Cette vision idyllique et simpliste de l'agriculture traditionnelle pure et naturelle et donc sans dangers (ah le bon vieux temps des charançons qui tombaient dans la soupe !) opposée à une agriculture moderne sans foi ni loi me porte sur les nerfs de plus en plus. L'idéologie de la journaliste est tellement visible que ça en devient désagréablement perturbant. le vocabulaire béatifiant sur la nature laisse pantois. « Notre bonne vieille mère nature » (elle me semble au moins être aussi souvent capable de congeler ses enfants que d'être bonne pour eux, cette mère, me semble-t-il) est mise à toutes les sauces. Les seuls scientifiques qui ne sont pas corrompus sont ceux qui partagent son point de vue, même s'ils ne s'expriment pas dans leur domaine de compétence. Personnellement, ça ne me suffit pas pour être convaincue.
J'ai en fait parfois eu le sentiment qu'on essayait quasiment de me manipuler en faisant vibrer la corde sensible plutôt que mon cerveau. Un comble pour un ouvrage qui se veut dénonciateur. Dans le fond, je trouve que le vrai problème, ce n'est pas Monsanto mais c'est la FDA, dont le mode de fonctionnement est certes contestable, et le principe même du lobbying qui n'est pas l'apanage de Monsanto, loin de là, fait beaucoup de dégâts. Pour le reste, j'ai beaucoup de doutes, la démonstration me semblant trop être un mélange de théorie du complot et d'écologie de comptoir. Souvent, Monsanto est coupable là où il me semble que ce sont plutôt des Etats et leur politique ultra libérale qui sont responsables des abus. Je n'ai finalement pas le sentiment d'avoir appris grand-chose sur Monsanto. Mais ici, il s'agit d'ailleurs surtout d'une attaque contre ses produits et surtout les OGM. Certes, c'est une entreprise cynique dont les pouvoirs sont trop délayés pour que quiconque soit responsable. Certes, ils tentent de mettre en place des choses inacceptables, mais n'est-ce pas aux pouvoirs publics de jouer leur rôle alors ? Certes, les discours scientistes et béatifiants à base de « on va sauver le monde » d'une entreprise dont le premier objectif est le profit sont assez risibles. En dehors du gros scandale des années 70 (là, on est vraiment dans l'infâme), certaines choses sont encore inacceptables mais rien de ce qui est dans ce livre ne me semble effroyable au point de justifier un tel déchaînement.
Sur le fond, je ne sais donc pas trop ce que vaut ce livre faute de capacités scientifiques pour le décortiquer plus avant. Sur la forme, je le trouve souvent sujet à caution et il y a trop de points qui m'ont semblés aberrants pour que je puisse accepter le reste sans plus de preuves que des témoignages (comme pour les maïs ‘monstres' du Mexique). le problème ici, c'est que s'il y a démonstration de réels dangers, ils sont noyés dans la masse du flou artistique et des imprécisions (le mélange des causes de tout ce qui est dénoncé pour l'Argentine et l'Inde* –je me suis demandée à plusieurs reprise ce que Monsanto venait faire dans ces histoires - serait presque risible si ce n'était une enquête censée être sérieuse) et au bout d'un moment, je me dis que si elle se trompe sur un point, elle peut aussi bien se tromper sur tout et que si ce n'est pas le cas, comment savoir ce qui est vrai ou pas ? Dans le doute, je vais donc m'abstenir de prendre ce livre au sérieux. J'ai en fait surtout appris que la surproduction agricole est un problème (c'est déjà arrivé avant les OGM), que les gros exploitants argentins se comportent très mal vis à vis des petits paysans locaux et que le surendettement et l'usure en Inde sont très importants. Que cela soit directement lié à Monsanto me semble plus sujet à caution.
Je ne regrette pourtant pas ma lecture. Cela me permettra d'aborder désormais les documentaires télévisés avec beaucoup plus de circonspection. En regardant le documentaire filmé, je dois reconnaître que je n'aurais certainement pas eu le même regard critique. Lire un témoignage n'a pas le même impact que voir une sympathique victime en vrai et on n'a pas le temps de s'arrêter pour réfléchir vraiment à ce qu'on a entendu et à en percevoir les limites. Avec un livre, on est moins dans la compassion immédiate ou l'émotion et plus dans la réflexion.